La cité aux mains de Daech: Retour sur l’âge d’or de Palmyre

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Le musée à ciel ouvert de Palmyre, à 240 kilomètres au nord-est de Damas. © Joseph Eid/AFP
Par Karen Isère

A l’heure où Daech vient de conquérir la capitale de la reine Zénobie, promettant de détruire ce joyau de l’Antiquité, retour sur l’âge d’or de Palmyre

« Nous n’avons pas épargné les femmes, nous avons tué les enfants, étranglé les vieillards et massacré les paysans. » Ce n’est pas un djihadiste de l’EI qui s’exprime mais l’empereur Aurélien. Palmyre, ville martyre en l’an 273. Déjà. Pourquoi tant de rage envers cette colonie orientale, prospère et somptueuse, qui fait partie de l’empire depuis plus de deux siècles ? A cause d’une femme. La mythique Zénobie. On a longtemps ­raconté qu’elle voulait affranchir sa région. Elle a fait pire. Cette ambitieuse voulait être calife à la place du plus grand des califes. Impératrice de Rome, tout simplement. Cléopâtre avait séduit César. Zénobie, elle, va l’affronter les armes à la main. Fin stratège, elle sait l’époque propice : cerné par les barbares, l’empire est agité de soubresauts. A sa tête, les hommes ne cessent de changer. Pour revêtir la pourpre, il faut se faire élire par l’armée, qui plébiscite les meilleurs guerriers. Justement, Zénobie est la veuve de l’un d’entre eux : Odenath. De Palmyre, ville frontière de l’empire, ce chef de guerre syrien a vaincu les Perses, qui multipliaient les incursions. En signe de gratitude, Rome le fait sénateur. Lui se proclame en sus « roi des rois », un titre oriental. Puis il est – mystérieusement – assassiné. Zénobie, « reine des reines », confère aussitôt les titres de son époux à leur fils, Wahballath, qui a une dizaine d’années. Pour lui, elle va mettre tous les atouts de Palmyre au service d’une épopée militaire aussi fabuleuse que courte.

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La ville est alors à son apogée. Connue depuis des millénaires sous le nom de Tadmor, elle s’est développée en plein désert, autour d’une oasis. De quoi produire des dattes, faire paître moutons, chevaux et chameaux. Guère plus. Mais ­depuis le début de notre ère, les Palmyréniens ont su jouer d’une carte maîtresse : leur emplacement, à mi-distance entre ­l’Euphrate et la côte méditerranéenne. Ils ne se contentent pas de voir passer les caravanes, ils les organisent et les protègent des brigands le long de cet axe. A leur connaissance du terrain, leur alliance avec des tribus bédouines et leur expérience des combats s’ajoute la bosse du commerce : soie, perles et pierres précieuses, myrrhe, épices… Des marchandises venues d’Inde et de Chine, entreposées dans des caravansérails tout autour de la ville. Des Palmyréniens naviguent en mer Rouge ou sur le Nil. D’autres ouvrent des comptoirs jusqu’à Babylone.

Telle une Jeanne d’Arc antique, Zénobie délaisse soieries et bijoux pour revêtir l’armure

Après le passage d’Alexandre le Grand, Tadmor l’oasis est devenue une cité grecque. Puis ses palmiers lui ont valu le nom de Palmyre. On se construit de somptueuses villas à ­péristyle, décorées de mosaïques. Autour d’une série de cours, l’architecture distingue les espaces de réception de ceux réservés à la ­famille. Surtout, on se veut à la pointe de la modernité, ce qui suppose un urbanisme à la romaine : thermes, fontaines monumentales, théâtre… Les notables se poussent du col pour financer les travaux, s’y faire édifier une statue de bronze et apposer une plaque à leur nom. D’où les célèbres « colonnades » : de longues et larges avenues ­bordées de portiques à colonnes, qui abritent des boutiques. Si les femmes se vêtent encore à l’orientale, couvertes d’une profusion de bijoux et d’un voile ou d’un turban, leur coiffure crantée en vagues serrées suit la mode de Rome. Les hommes alternent l’habit traditionnel en soie brodée et la toge, symbole de pouvoir moderne.

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Tirs de l’artillerie syrienne, le dimanche 17 mai. Les combats entre les troupes loyalistes et l’Etat islamique auraient fait 315 morts. © AFP

Ici, on est peut-être né de la poussière des sables, mais pas question d’y retourner. Les plus fortunés se font construire des tombeaux en forme de tours à quatre ou cinq étages, qui accueillent jusqu’à 700 sarcophages de leur clan. Dans cette ville ouverte sur le monde, on parle couramment araméen et grec, et l’on vénère une soixantaine de dieux palmyréniens ou importés. Parmi la profusion de temples, Bêl, ancien protecteur de l’oasis, a droit au plus prestigieux. Le panthéon compte aussi Aglibôl et Iarhibôl, divinités locales de la lune et de la source, l’Astarté phénicienne et l’Allat arabe : une déesse vierge et guerrière.
Nul ne sait si Zénobie lui rendait un culte particulier, mais elle semble s’en être inspirée. Cette jeune femme ravissante, aux yeux noirs et à la dentition « si étincelante que certains croyaient voir des perles », écrit un historien impérial, est réputée d’une extrême chasteté. Mais elle boit sec avec ses soldats et partage de traîtres vins gaulois avec ses ennemis pour les faire rouler sous la table. Et leur soustraire des informations. Surtout, telle une Jeanne d’Arc antique, elle délaisse soieries et bijoux pour revêtir l’armure typique des soldats palmyréniens : hommes et chevaux sont entièrement caparaçonnés, ce qui leur vaut le surnom de « four à pain » par les Romains. A ces latitudes et à des millénaires de l’invention des lingettes, on imagine l’effet cuisson dans un tel équipement.

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Colonnades et portiques, la perfection d’une ancienne oasis devenue une cité prospère. © YOUSSEF BADAWI/EPA/MAXPPP

Accompagnée de ses généraux, Zénobie se lance en personne à la conquête de l’Orient romain : la province syrienne, l’Asie mineure et, surtout, l’Egypte, qu’elle soumet en 270. Ultra-stratégique. Outre l’accès au Nil et à la mer Rouge, cette province fournit un bon tiers du blé dont Rome se nourrit. Pour assurer sa légitimité au pied des pyramides, Zénobie s’invente une prestigieuse lignée : ses conseillers la disent descendante de Cléopâtre. La conquérante bat monnaie. Et stupéfie : sur les pièces apparaissent son profil et celui de son fils adolescent, qualifiés d’Augusta et d’Augustus. Empereurs, donc. Dans un premier temps, ils figurent au verso, le recto restant réservé à Aurélien. Puis l’effigie de celui-ci disparaît. Zénobie s’est s’emparée du trône. Virtuellement. Corneille aurait pu lui faire dire son célèbre vers : « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. »

César, Aurélien l’est depuis peu. C’est un grand général, surnommé « la main à l’épée » par ses soldats. Il a sérié les urgences : d’abord les Barbares à l’assaut de l’Occident. Sans oublier Tetricus, un rebelle gaulois qui, lui aussi, veut prendre sa place. Puis vient le défi le plus lointain et le plus inédit : une femme. Un an après avoir été proclamé empereur, Aurélien lance ses meilleures légions à la reconquête de l’est. Réfugiée à Palmyre, Zénobie s’enfuit à dos de chameau avec son fils jusqu’à ­l’Euphrate. Elle s’apprête à franchir le fleuve quand Aurélien la capture. Pressé d’organiser son triomphe à Rome, il repart avec sa diablesse de prisonnière quand les Palmyréniens se révoltent. Il avait décidé de leur laisser la vie sauve. Cette fois, la punition sera terrible : les soldats sont lâchés. Ils vont violer, massacrer et piller la belle cité des sables. Elle ne s’en relèvera jamais vraiment.

A Palmyre, ville ouverte sur le monde, on vénère une soixantaine de dieux

Peu après, tout Rome s’assemble pour un défilé qui s’annonce grandiose. Promesse tenue. Le cortège commence par des éléphants et des tigres, puis des centaines de gladiateurs et de Barbares capturés sur les marches de l’Empire. Aurélien avance sur un char royal. Il est suivi d’un autre, incrusté de pierreries. Vide. C’est celui que Zénobie s’était fait fabriquer pour son entrée dans la capitale. La « reine des reines » va certes la parcourir. Mais en vaincue, à pied. Les mains liées par des chaînes en or, elle croule, littéralement, sous les bijoux. Il faut la soutenir.

La Syrienne aurait dû être exécutée dès le lendemain du triomphe. Peut-être l’a-t-elle été. D’autres sources affirment qu’elle a tranquillement refait sa vie en exil, épousant même un notable romain… Sa trace se perd comme dans les sables de son désert natal. Mais son histoire entre dans la légende. Peintures, opéras, romans… Au XIXe siècle, Zénobie et même Palmyre deviennent des prénoms en vogue. Les vastes zones d’ombre de la vie de l’aventurière n’inspirent pas que les artistes. On en fera une héroïne chrétienne. Ou juive. On la donne en exemple dans de pieux ouvrages pour jeunes filles de bonne famille. En insistant sur sa chasteté. Mais si Palmyre comptait des adeptes des monothéismes à l’époque de Zénobie, rien ne permet d’affirmer qu’elle s’y est convertie. Une inscription de la grande colonnade la qualifie de « clarissime pieuse reine ». Pour s’assurer le soutien des soldats, sa piété était sans doute réservée aux dieux bien établis, Bêl et consorts. Mais elle aimait questionner le monde, installer des philosophes à sa cour. Comme elle vivait des siècles avant la naissance de l’islam, personne ne l’a jamais transformée en sainte musulmane. Mais elle est vénérée en terre arabe. Les ­nationalistes en feront l’égérie de la lutte pour l’indépendance. Particulièrement les Syriens, très fiers de leur « Al-Zabba », comme ils l’appellent, un dérivé de Bath-Zabbai, le nom araméen de Zénobie. Bien avant que l’Unesco inscrive Palmyre au patrimoine mondial, l’Orient comme l’Occident s’étaient épris de son histoire et de son héroïne.

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