Propos Recueillis Par David Larousserie
Entretien
Pour le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, face à des entreprises dominant le marché et la technique, l’enjeu politique porte sur le contrôle démocratique des progrès technologiques
Jean-Marc Lévy-Leblond est physicien et épistémologue, professeur émérite de l’université de Nice. Il a fondé en 1989 la revue Alliage, qui explore les liens entre la science, les techniques et la culture. Il vient de publier Le Tube à essais. Effervesciences (Seuil, 304 pages, 23 euros), un recueil de textes (interventions en conférences, articles, inédits…) qui aborde diverses facettes des relations entre la science et la société.
Vous ouvrez votre recueil par deux fictions qui décrivent un monde où il n’y aurait plus de recherche scientifique. Comment serait-ce possible ?
Rien ne garantit qu’une civilisation, si avancée soit-elle techniquement et culturellement, entretienne une activité scientifique. L’exemple le plus probant est le passage d’Athènes à Rome. Nous n’avons que l’embarras du choix pour citer des savants grecs, Pythagore, Archimède, Euclide… En revanche, dans l’empire romain, on ne trouve aucun savant de la même ampleur. Rome est une grande civilisation, qui domine la Méditerranée pendant des siècles, qui possède d’excellents architectes, ingénieurs, stratèges, juristes, poètes…, mais qui ne s’intéresse pas aux sciences, à la production de connaissances pour elles-mêmes. De même, la grande civilisation arabo-musulmane, qui a été à l’avant-garde de la science du VIIIe siècle au XIIe siècle, a vu sa production scientifique décliner.
De telles situations pourraient-elles se reproduire ?
Je propose deux scénarios de « science-friction » : l’un cataclysmique, à la suite du changement climatique et de ses conséquences politiques, l’autre léthargique, la science fondamentale se laissant ensevelir sous une techno science peu soucieuse de nouvelles découvertes fondamentales. Ce dernier cas peut surprendre car le développement ultratechnique de nos sociétés dépend de la science fondamentale. Mais ce lien entre science et technique est relativement récent. Le projet cartésien de « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature » date du XVIIe siècle et ne sera mis en œuvre qu’à partir de la fin du XVIIIe. Il n’y a donc pas si longtemps que la technique repose sur la science. De plus, cela est de moins en moins vrai. Les développements technologiques des dernières décennies reposent sur des connaissances théoriques de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Par exemple, le téléphone portable ou le GPS, dont la précision doit beaucoup à la relativité générale d’Einstein.
Ce qui est vrai pour la physique me semble valoir aussi pour la biologie, où la dernière grande rupture épistémologique est la découverte du code génétique, dans les années 1950. Je ne connais pas de technologies s’appuyant sur des découvertes fondamentales de la seconde moitié du XXe siècle.
Cela pourrait-il continuer ?
Oui, d’autant que, depuis les années 1950, il n’y a guère d’avancées majeures. Les progrès actuels prennent place dans des cadres désormais classiques : relativité, physique quantique, génétique… Afin de résoudre les nombreux problèmes actuels ouverts, par exemple la nature de la matière noire, il faudrait peut-être remettre en cause les fondements théoriques admis, mais nous n’entrevoyons pas comment. On pourrait ainsi en arriver à une situation analogue à celle de la civilisation romaine. Nous aurions des avancées technologiques, sans avoir besoin de nouvelles connaissances scientifiques… Après tout, il y a nombre de médicaments efficaces sans que nous en connaissions toutes les raisons. Et bien des nouveaux matériaux résultent de progrès purement empiriques, comme à Bagdad, au Xe siècle, où l’on trouvait de remarquables forgerons, sans qu’ils maîtrisent la théorie des alliages ! Cependant, il faut voir plus loin que cette déconnexion entre science et technique.
Que faut-il donc voir ?
Jusqu’à présent, la science servait au moins d’alibi ou de faire-valoir au développement techno-économique, comme le montre l’exemple bien connu du spatial. Jamais on n’aurait envoyé des télescopes en orbite ou des sondes planétaires si les lanceurs spatiaux n’avaient pas répondu d’abord aux besoins commerciaux des télécommunications ou aux besoins militaires de la défense. L’astrophysique leur a fourni un bon argument publicitaire et, en retour, la science a pu en bénéficier.
Mais la course au profit est impitoyable et les maîtres du marché n’hésiteront pas à laisser tomber leurs danseuses scientifiques. En outre, le développement technique peut devenir un obstacle aux progrès scientifiques : ainsi, les satellites de télécommunications envoyés par milliers dans l’espace vont gravement nuire aux observations astronomiques. De fait, la question est moins celle du rapport entre sciences et techniques, que celle des relations entre politique, économie et technique. Aujourd’hui, la technique est aux mains des entreprises qui dominent le marché et recherchent avant tout leur rentabilité, comme Amazon, Google, Microsoft, SpaceX… Leurs pouvoirs sont supérieurs à ceux des Etats démocratiques. Nos sociétés ne maîtrisent plus les développements technologiques. D’autant que ces derniers sont si rapides qu’ils mènent à un changement anthropologique majeur, leur rythme de renouvellement dépassant celui du passage des générations. Nous n’avons guère le temps de comprendre ces mutations, de les maîtriser et de les orienter. Le véritable enjeu est donc politique et porte sur la possibilité d’un contrôle démocratique des progrès technologiques.
Le discours politique de défense de la science pour assurer le développement économique ne reste-t-il pas dominant ?
Ce discours reproduit des schémas du XIXe siècle ou de la première moitié du XXe, où, certes, la recherche conduisait à des applications. Aujourd’hui, de tels discours relèvent de la com pure et simple, car les mots « science » et « recherche » sont immédiatement relayés par un autre : « innovation ». Le vrai objectif est économique et marchand. J’observe d’ailleurs, à l’appui de cette vision pessimiste – mais réaliste ! –, que nombre de jeunes prennent leurs distances à l’égard de la science fondamentale. Beaucoup d’étudiants issus des grandes écoles ou de masters reculent devant les carrières de chercheurs et d’universitaires, car ils réalisent à quel point le monde académique est devenu concurrentiel, demandant des compétences plus managériales qu’intellectuelles, et préfèrent le monde de l’entreprise, où ils se sentent parfois plus libres !
Dans ces conditions, pourquoi faire de la recherche ?
Il me faut d’abord admettre que, à long terme, certaines découvertes pourraient certes conduire à des innovations profitables à toute l’humanité. Mais je défends surtout l’idée que la connaissance en tant que telle a une valeur culturelle, et que la science, mieux partagée et mieux maîtrisée, peut et doit y contribuer.
Ma génération [Jean-Marc Lévy-Leblond a 80 ans] y a cru, sans doute trop naïvement, mais je ne me résous pas à désespérer. J’évoque dans mon livre un autre argument dû au chercheur Derek de Solla Price qui, en 1977, défendait l’idée qu’une société développée a besoin de la recherche pour une raison indépendante de ses contenus, à savoir garantir une compétence techno scientifique collective. Nous aurions besoin de chercheurs car nous avons besoin de formateurs. C’est un peu paradoxal, mais assez convaincant à mon avis.
Vous plaidez depuis longtemps pour rapprocher les sciences humaines et sociales de « celles qui ne le sont pas ». Pourquoi ?
Il persiste cette idée d’une supériorité des sciences de la nature sur les autres. De bons neuropsychologues se considèrent comme de bons didacticiens. De bons physiciens statisticiens s’imaginent bons économistes… Ces douteux experts auto désignés ne sont d’ailleurs pas pour rien dans la défiance du public envers la science. Une meilleure connaissance des sciences humaines et sociales par les spécialistes des sciences « dures » pourrait les amener à plus de réserve et, du coup, à des échanges plus fructueux. Car, de l’autre côté, il existe un dilemme au sein des sciences sociales, partagées entre deux attitudes. Il y a ceux qui veulent faire plus « scientifique », calquant les méthodes des sciences exactes, et ceux qui voudraient s’en passer, en s’en tenant aux humanités classiques. C’est pourquoi je plaide pour que les cursus scientifiques soient complétés de formations en histoire, philosophie, sociologie des sciences, afin que les jeunes comprennent mieux qui ils sont et ce qu’ils font.
Quels en seraient les avantages ?
D’une part, les jeunes scientifiques recevraient une utile leçon de modestie en comprenant qu’on ne peut pas étudier des objets aussi complexes qu’une cellule, un cerveau ou une société avec les mêmes méthodes – aussi fragiles qu’efficaces – que pour un atome ou un quasar. D’autre part, cela les préparerait à mieux appréhender leur monde professionnel, ses jeux de pouvoirs, son contexte socio-économique, ses transformations historiques. Ils seraient par exemple prévenus à l’avance qu’un chercheur passe beaucoup de temps à chercher… de l’argent !
Mais surtout, cet élargissement rendrait leur métier plus riche et plus gratifiant, voire plus efficace, tant l’histoire des sciences est un gisement sous-exploité de découvertes nouvelles, et que les arts et les lettres sont des sources potentielles d’imaginations fertiles.