Dans un discours prononcé au temps de la «vague verte» de 2009 – soulèvement essentiellement urbain et de classe moyenne réprimé par la force -, Saeed Ghassemi, un vétéran des Gardiens de la révolution iranienne, s’accorda une remarque qui mérite d’être relue à la lumière des manifestations de ces derniers jours: il y aura, déclara-t-il à l’époque, raison de s’inquiéter le jour où le sud populaire de Téhéran se réveillera et retirera son soutien au Guide Suprême, l’ayatollah Khamenei.
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Ce moment est-il arrivé? La colère qui s’empare de la rue iranienne est effectivement d’une autre teneur qu’en 2009. Parti de province – avant de se propager à travers le pays et d’atteindre la capitale -, le mouvement est avant tout l’expression d’un malaise socio-économique (en 2009, il était né d’une contestation politique, contre la réélection jugée frauduleuse du président Mahmoud Ahmadinead). Le profil des manifestants a également changé: beaucoup de jeunes hommes, de chômeurs, de victimes de l’inflation ou simples citoyens déçus par les promesses économiques que sous-tendait l’accord nucléaire et la levée des sanctions.
Autre fait marquant: contrairement aux manifestations de 2009, jalonnées de cris de soutien à Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, deux personnalités réformistes aujourd’hui assignées à résidence, la contestation n’a pas de figure de référence. Les slogans visent d’ailleurs sans distinction le président réputé modéré, Hassan Rohani, et le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Le ton est également plus virulent: traditionnellement plus discrets, les slogans épinglant directement le numéro un du régime sont devenus monnaie courante, tout comme ceux qui dénoncent les Gardiens de la révolution, et leur politique interventionniste en Syrie. Partout, la grogne est évidente: des banques ont été saccagées, des voitures de police renversées, des motos des forces de l’ordre brûlées. Dans la ville de Kashan, les manifestants ont même mis le feu au bureau du procureur.
Cherchant à calmer le jeu, la télévision d’Etat a pour la première fois évoqué samedi les protestations en appelant à entendre «les revendications légitimes» de la population. Dimanche, le président Hassan Rohani a reconnu au peuple le droit de manifester et de critiquer le gouvernement, sans que cela ne débouche sur des violences. Mais le régime se réfugie aussi dans la menace, en accusant les manifestants d’être téléguidés de l’étranger et en leur promettant de leur faire «payer le prix». «La nation iranienne ne permettra pas qu’on blesse le pays», ont prévenu, pour leur part, les Gardiens de la révolution. 200 personnes ont été arrêtées samedi à Téhéran. Le Guide suprême, lui, continue de se terrer dans le silence.
Ironie de l’histoire: la faction conservatrice du régime – que certains analystes disent à l’origine de ces manifestations pour discréditer le président Rohani – semble aujourd’hui dépassée par un mouvement qu’elle pensait contrôler.
Tout a commencé jeudi dernier dans la ville de Mashhad: quelques protestataires descendent dans la rue, en criant leur colère contre l’inflation et la vie chère. Ils réclament également, fait plus rare, la «chute de Rohani». Mais très vite, la grogne s’élargit à d’autres revendications et d’autres villes du pays. Elle est le miroir de frustrations contenues depuis tant d’années: économiques, sociales, politiques. Dans les cortèges, les slogans dénoncent la corruption, le clientélisme, l’opacité et la rigidité du système. À l’inverse de 2009, les manifestants ne font plus la distinction entre réformistes et conservateurs. «Mort au dictateur», peut-on entendre à l’unisson.
Pas d’alternative organisée et structurée
Dans ce contexte, le régime doit-il craindre pour sa survie? «Il est peu probable que ces manifestations mènent à un changement», tempère le chercheur iranien Mohammad Ali Shabbani, dans un article publié dans Al Monitor, en faisant référence à l’absence de réelle alternative organisée et structurée. Mais ce vide politique est en lui-même inquiétant. «Ce mouvement n’a rien à voir avec 2009. Il est sans leadership. Il est beaucoup plus radical et on ne sait pas qui est derrière tout ça. Je crains une récupération politique, que ce soit par Donald Trump ou par l’Arabie saoudite», observe une sociologue iranienne, contactée à Téhéran. Les déboires des révolutions du printemps arabe sont, aussi, dans tous les esprits. Preuve de l’incertitude qui règne en Iran, nombre de manifestants de 2009 ont préféré rester chez eux, refusant de rejoindre un mouvement qui compte déjà deux morts. «Sincèrement, j’ignore qui est qui, qui fait quoi», concède, via Skype, une ex-insoumise de 2009. De quoi augurer un possible tassement des manifestations. À moins que la violence ne prenne le dessus, entraînant dans son sillage des personnes restées en retrait jusqu’ici? «Franchement, j’ai très peur», avoue la sociologue iranienne.