Les touristes arabes sont de plus en plus nombreux dans la ville. Cette journaliste libanaise a tenté le voyage. Elle en revient conquise… et un brin jalouse.
Istanbul, c’est le sommet du tourisme et de l’ouverture. Son principal stratagème pour attraper les touristes dans ses rets : les voyages organisés par des tour-opérateurs et vendus en package à des prix plus qu’alléchants. Mais je n’ai pas choisi la facilité. J’ai préféré louer un appartement dans un quartier ordinaire, un quartier dont j’apprendrai plus tard que ses habitants sont classés à gauche sur l’échiquier politique du pays.
Chaque jour, je sors comme si je vivais là depuis toujours. Au lieu de monter dans un bus qui m’emmènerait sur des circuits balisés, j’erre, je me perds, je retrouve mon chemin, puis me perds à nouveau, jusqu’à en oublier le nom du quartier où je réside. C’est un gros vapeur qui m’y ramène, accostant quasiment sous la fenêtre de “mon” appartement.
Ainsi je suis entrée dans la vie quotidienne de la ville, perçant quelques-uns de ses secrets, même si j’en ignore probablement encore la plupart. Mon logement domine un endroit stratégique, sur la mer de Marmara. Du balcon je peux observer le trafic maritime entre les deux mers, la Noire et la Blanche [nom arabe de la Méditerranée]. D’énormes ferrys touristiques, des navires de transport commercial et des bâtiments militaires croisent par là, mais aussi de plus petits tels que les bateaux-bus qui font la navette entre les deux Istanbul, l’européenne et l’asiatique, des catamarans ultrarapides et des barques de pêcheurs.
Les habitants de mon quartier ont certainement l’habitude de voir des touristes de mon espèce. Néanmoins, que peuvent-ils penser en voyant des étrangers s’implanter du jour au lendemain chez eux, faisant leurs courses chez leur épicier et prenant leur petit déjeuner dans leur café ? Je scrute leurs visages à la recherche d’une expression particulière, quelle qu’elle soit, ravie ou hostile. Or je n’y vois ni étonnement, ni surprise, ni même de la curiosité. Les passants, les chauffeurs de taxi, les habitants des immeubles alentour… partout le même constat. Ils ont l’air blasés pour tout ce qui concerne leur ville, familiarisés avec toutes ses ruses, comme une femme qui ne prête plus attention aux compliments, dont elle se lasse ou même qu’elle ne peut plus supporter.
Je me promène en observant, les cinq sens en alerte, avec un appétit insatiable de découvertes. Si vous voulez voyager ainsi, au gré de vos envies, vous devez tout d’abord oublier vos escarpins à talons hauts. A Istanbul, ça monte et ça descend. Et parfois de manière si abrupte qu’on a peur de se retrouver directement en bas de la pente. Les chauffeurs de taxi – qui considèrent que tout se trouve à vol d’oiseau – peuvent vous refuser une course en affirmant : “Vous n’avez pas besoin de taxi pour ça. C’est à cinq minutes à pied.” Evidemment, les cinq minutes s’avèrent être l’équivalent d’une demi-heure de marche. Mais c’est une demi-heure qui permet de découvrir de nouvelles choses, même quand vous êtes mort de fatigue et de faim.
Puisque je fais du “tourisme intelligent”, je vais à la source du patrimoine et de l’artisanat turcs, c’est-à-dire au Grand Bazar, ce bâtiment historique reposant sur des voûtes, avec ses boutiques et ses échoppes. Cependant je n’y trouve pas vraiment les produits originaux que je cherchais, mais plutôt de la marchandise de fabrication chinoise, voire italienne. C’est d’autant plus amusant qu’au Liban le marché est envahi de produits turcs. Quand j’ai l’imprudence d’en faire la remarque aux vendeurs, ceux-ci nient l’évidence de toutes leurs forces. J’essaie donc de faire amende honorable et de mettre en valeur, gentiment, les objets qui font exception. Mais il faut se rendre à l’évidence : ils sont mal dégrossis, ces Turcs ! Car ils ne parlent aucune langue à part la leur, jusques et y compris sur les sites les plus touristiques, alors que non seulement Istanbul est une destination de choix pour les voyageurs, mais qu’elle occupe aussi une position centrale et légendaire entre plusieurs aires géographiques.