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Dans Les Villes Invisibles, Italo Calvino raconte une entrevue extraordinaire entre l’empereur Kubilaï-Khan et Marco Polo :Sire, désormais je t’ai parlé de toutes les villes que je connais. -Il en reste une dont tu ne parles jamais. Marco Polo baissa la tête. – Venise, dit le Khan.- Chaque fois que je décris une ville, dit Marco Polo, je dis quelque chose de Venise (…), pour distinguer les qualités des autres, je dois partir d’une première ville qui reste implicite. Pour moi, c’est Venise.»
Pour Joe Tarrab qui vient de nous quitter, cette ville-mère c’est Beyrouth. De son berceau à son tombeau, toute la vie de Joe aura incarné Beyrouth et son génie immortel de dernière ville ouverte en Méditerranée. À l’image de tous les humanistes, il était attaché à sa ville dont il fut un des acteurs éminents de son rôle de dernière plateforme culturelle cosmopolite.
L’humaniste demeure un homme modeste et effacé, presque timide, solidaire de tous et partageant avec tout le monde son savoir encyclopédique, sans ostentation, sans infatuation, mais avec la générosité modeste du maître qui sait qu’éduquer consiste à caresser une âme. Ces êtres de référence savent se faire petits car le maître s’abaisse afin que l’élève grandisse et le dépasse.
Je rends hommage à cette éminente figure de la vie intellectuelle du Liban : journaliste, écrivain critique d’art, professeur, homme de théâtre et de cinéma.
Je salue la mémoire de ce grand monsieur, de cette encyclopédie ambulante, de ce métronome de la culture, de ce pur produit de la grande qualité de l’éducation libanaise.
Je m’incline respectueusement devant l’éminent disparu, membre de la communauté israélite «mizrahim » du Liban. Sa francophonie ne lui a jamais servi de stigmate identitaire d’appartenance à une minorité de ghetto. Au contraire, il demeurait fidèle à l’esprit universel de Rivarol et il est demeuré profondément attaché à sa patrie.
À l’heure où le Levant se noie dans les flots de sang de tous les massacres identitaires, la figure de Joe Tarrab nous illumine d’espérance quant au vivre-ensemble patiemment construit par Beyrouth depuis deux siècles.
Je rends hommage à son ami Aouni Abdel Rahim qui s’est occupé de lui durant les trois dernières années de sa vie. Joe a rendu l’âme en lui tenant la main pendant que Aouni lui répétait l’invocation musulmane que Joe aimait entendre sur son lit de souffrances : « La majesté du Tout-Puissant est mon bouclier. Le Seigneur du Royaume des cieux est mon refuge. Je mets ma confiance dans la miséricorde du Dieu vivant et immortel.»
Décédé le 31 décembre 2024, Joe a été inhumé au cimetière juif de Beyrouth le 1er janvier 2025. Ses funérailles à elles seules sont une anthologie lumineuse de l’esprit de Beyrouth. Le cortège était composé de cinq personnes à majorité sunnite : l’ami Aouni, Saleh Barakat, le préposé de l’État- civil Bassel el-Hanout, ainsi que Ricci Haïkal, de mère juive, et Georges Zeini, l’ami d’enfance.
Tous les rites funéraires d’ablution furent observés. Après la mise en terre, Ricci Haïkal entonna le « Sheema Israel » et certains extraits bibliques. Puis les présents récitèrent la « Fatiha », première sourate du Coran, suivie du « Notre Père » alors que les drones israéliens emplissaient de leurs vrombissements l’air de la ville.
Les forces de destruction qui ensanglantent le Levant auront-elles raison de tous les Joe Tarrab de Beyrouth ?