Une révolution est-elle un événement paroxystique fugitif de la vie politique, appelé à se calmer une fois certaines revendications satisfaites ? C’est ce que traditionnellement l’on pense. Mais, n’exprime-t-elle pas aussi les constantes les plus fondamentales de la nature humaine ? Toute révolution ne permettrait-elle pas à l’homme de discerner entre les déterminismes événementiels de « la politique » (politeia) et les constantes anthropologiques de ce qu’on appelle « le politique » (politikos), c’est-à-dire tout simplement « le vivre-ensemble ».
Le bouleversement spectaculaire que connaît le Liban depuis le 17 octobre, s’il a été induit par les erreurs criminelles de « la » politique du pouvoir, nous montre de manière grandiose ce que « le » politique recèle et exprime comme trésors. Julien Freund identifie trois présupposés à ce qu’il appelle « L’Essence du politique » : la relation du couple commandement/obéissance ; celle du couple chose privée/chose publique et celle du binôme ami/ennemi.
De ces trois relations binaires, la première (commandement/obéissance) est la plus fondamentale. Elle constitue l’assise « du » politique ou vivre-ensemble. Vivre en commun implique que tout individu accepte librement de commander aujourd’hui et d’obéir demain. Nul n’est habilité, par nature, à diriger et gouverner. Quant aux deux autres couples relationnels, seuls les concepts « public » et « ennemi » appartiennent au registre politique. C’est pourquoi, quiconque voit dans la révolte de la jeunesse libanaise une protestation en vue d’obtenir des compensations sociales n’a strictement rien compris. Il s’agit avant tout d’une révolte de la dignité humaine. Il en est ainsi du Chili à Hong Kong, où l’on voit déferler des foules innombrables qui occupent le sol de l’espace public. C’est probablement au Liban que ces foules de la postmodernité expriment le mieux un trait inattendu et inhabituel : la protestation de dignité dans le cadre d’une authentique révolution non violente mais empreinte d’un esprit festif de fraternité.
Que sont ces foules ? Il s’agit d’une multitude de citoyens qui ont quitté leur espace « privé » pour occuper le sol du « public ». Chacun affirme ainsi qu’il exerce un droit de propriété sur l’ensemble de l’espace public de sa cité, de sa ville, de son pays. Chacun clame haut et fort sa propre dignité ainsi que l’égalité en dignité et en droits de ses concitoyens. Chacun communie à la fraternité du corps politique parce que chacun se sent lui-même sujet autonome libéré de la gangue du groupe ou de la communauté à laquelle il appartient dans le cadre du « privé ». Ce simple constat est stupéfiant. L’individu libanais prend enfin conscience du caractère indestructible et permanent de cette dignité constitutive qu’il possède par nature et non par une appartenance à un groupe ethnique, culturel ou religieux.
Ces foules de la globalisation se déploient en « réseaux » horizontaux comportant de nombreux nœuds de convergence où la foule se masse. Le réseau est global, chaque point est connecté à tous les autres, grâce à la technologie. Le réseau est protéiforme, insaisissable. Ce n’est point une pyramide, il n’a pas de leaders et ne devrait pas en avoir, ce serait son suicide.
L’activité du réseau est chaotique ? Bruyante et cacophonique ? Oui, car elle exprime les assises les plus fondamentales de la vie. C’est une manifestation de la vie contre la mort. C’est le registre de la déferlante de l’ébriété de Dionysos/Bacchus. Le citoyen est ivre de jouir de sa capacité à influencer le cours de son destin. C’est précisément ce point que les pouvoirs en place ne comprennent pas. Ce mouvement leur échappera toujours. Ils peuvent réprimer mais ils ne peuvent pas ramener la foule dans l’enclos du troupeau.
Le bilan de ces foules est, à l’heure actuelle, extraordinaire. Elles ont retiré le mandat démocratique aux dirigeants qui perdent ainsi toute légitimité. Elles ont brisé les frontières qui ruralisaient nos « villes » en autant de territoires (claniques et/ou confessionnels) où rôde l’épouvantail de l’ennemi agité par la caste politique. À l’intérieur de la patrie il n’y a qu’un ami, un frère ; l’ennemi est renvoyé hors frontière. Chacun est donc fier de sa citoyenneté nationale. De plus, ces foules ont dénoncé les masques de la corruption qui permettaient aux dirigeants mafieux de détourner le « public » vers le « privé ».
Bref, ces foules de la dignité individuelle partagée ont renversé la pyramide du rapport « commandement/obéissance ». Elles ont dépouillé le pouvoir en place de cet attribut fondamental : l’Autorité. Le sommet de la pyramide est désormais représenté par chaque citoyen qui ne cherche pas à diriger politiquement. Cette foule puissante, détentrice de l’Autorité, n’a pas à réclamer des doléances. Elle donne des ordres aux dirigeants ramenés au statut de serviteurs de la chose publique.
Ces foules, en révolte non violente, ont irrémédiablement semé les graines du nouveau Liban citoyen. Le pouvoir en place, dépouillé de toute légitimité et de toute autorité, est techniquement devenu un « usurpateur ». Il n’a plus qu’à s’en aller ; il appartient à un passé définitivement révolu.
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*Beyrouth