Chaque semaine, Libération se joint aux auteurs de Hors-Jeu, le webdocu ludique et interactif, pour vous faire découvrir la face cachée du foot. Aujourd’hui : les sponsors
De plus en plus, le football est devenu l’apanage de marques qui n’ont bien souvent que faire de ce sport. Elles l’utilisent seulement comme une vitrine pour exhiber, vulgairement et à grands coups de millions, leur signature. Les sponsors maillots ont ainsi pris une place considérable dans le paysage footballistique. A tel point que, pour parler de certaines tuniques, on évoque son sponsor. Souvenez-vous : le Buitoni de Naples, le Sharp de Manchester United, le Justin Bridou de l’Olympique lyonnais.
• En 2006, le maillot bleu et grenat du FC Barcelone se retrouve siglé Unicef, le Fonds des nations unies pour l’enfance. L’exception européenne du Barça prend ainsi fin : le club quintuple champion d’Europe n’en avait jamais arboré de marque depuis sa fondation en 1899. Une première approche avec un organisme humanitaire – le partenariat s’effectue à titre gracieux – qu’on salue alors. Elle vise en réalité à rendre plus digeste la pilule marketing qui s’annonce. Quatre ans plus tard, en 2010, le bilan comptable rattrape l’histoire, quitte à perdre un peu d’honneur sur le coup. Le club négocie avec Qatar Sports Investments un contrat sponsoring de 30 millions d’euros par saison, pendant cinq ans et demi. Soit, 165 millions d’euros récoltés sur la durée de l’opération. Une «souillure de maillot» pour le génial, et depuis peu regretté, Johan Cruyff. C’est d’abord Qatar Foundation qui s’affiche sur le torse des joueurs blaugrana. Depuis 2013, la mutation est total e avec la balafre Qatar Airways, une marque bien commerciale cette fois.
• L’emplacement constitue bien souvent, une guerre sans merci chez les marques pour s’étaler sur le maillot des formations les plus huppées. Si la place de choix, au niveau du torse, se monnaye cher, tout est bon à prendre : les manches, le bas du dos, le haut de la poitrine et même… l’intérieur du vêtement. Des équipes se retrouvent ainsi avec un maillot truffé de noms de marques, de logos, etc. Effet disgracieux assuré. Certains clubs vont encore plus loin. C’est le cas de Montpellier. Cette année, huit sponsors s’affichent sur l’ensemble de la tunique de la formation. L’un des emplacements est particulièrement incongru, pour ne pas dire ridicule : depuis quelques saisons, un affreux Wati B balaye l’arrière du short. Attention, ne nous faites pas dire non plus que les joueurs de Montpellier vendent leur cul.
• En 2007, le Français Frédéric Kanouté, alors joueur de Séville, et musulman, n’accepte pas de revêtir le maillot du club. Le joueur a ses convictions et son interprétation de la religion : il ne souhaite pas exhiber sur son torse le nom d’un site de paris en ligne. Le club sévillan se montre conciliant et lui donne un maillot sans sponsor. Mais, cette situation n’est pas unique. En 2013, Papiss Cissé, attaquant de Newcastle part au clash : il refuse de porter un maillot qui arbore un nouveau sponsor, Wonga, un organisme de crédit (théoriquement, le prêt à intérêt est interdit en islam). Il finira par l’endosser. Même si l’histoire est plus complexe qu’elle n’en a l’air (sur fond de nouveau contrat avec revalorisation salariale désiré par Cissé et photo du joueur dans un casino circulant sur les réseaux sociaux), le fond du problème réside surtout dans le fait de devoir exhiber sur soi des marques dont on n’a pas envie.
Patric Nally: «J’ai créé un monstre»
Un hôtel dans le centre de Lausanne, Suisse. L’homme qui s’approche a changé le monde, à la fin des années 70. À l’époque, Patrick Nally ne devait même pas avoir 30 ans. Son coup de génie : mettre à la même table la (alors) petite FIFA avec la (grande) Coca-Cola. Une demande du patron d’Adidas… C’était du temps de l’Argentine, 1978, sa junte, sa coupe du monde… Patrick Nally est l’inventeur du marketing sportif moderne.
Racontez-nous comment vous avez mis Coca-Cola dans les mains de la Fifa et inversement…?
Ça remonte au début des années 1970 lorsqu’un homme du nom de Peter West et moi avons commencé à concevoir le sport en tant que moyen de communication. J’ai été approché par Horst Dassler, le patron d’Adidas, qui m’a présenté à la Fédération internationale parce qu’il travaillait avec le nouveau président le Brésilien Joao Havelange. Havelange avait multiplié les promesses pour être élu président de la Fifa, mais il n’avait pas d’argent et Adidas non plus; ils avaient besoin d’argent pour mettre en place un programme de développement visant à enseigner le football en Afrique et en Asie. Ils voulaient tirer profit de la force de l’Europe et de l’Amérique du Sud pour enseigner le football au reste du monde.
Et comment cela a-t-il continué ?
Évidemment, le programme de développement Fifa/Coca-Cola n’était que le début. Et lorsque j’ai abordé la question de la coupe du monde qui allait avoir lieu en Argentine en 1978, j’ai compris que la Fifa n’avait pas le contrôle sur sa propre compétition. Ils n’avaient le pouvoir d’accorder à mon client, Coca-Cola, notre sponsor, aucune entente exclusive. Alors, la Fifa m’a donné mission de partir en l’Argentine pour voir si la Coupe du monde aurait toujours lieu, suite au coup d’État. Et puisque la junte militaire souhaitait également améliorer son image, j’ai réussi à récupérer tous les droits sur lesquels la Fifa avait perdu le contrôle : le contrôle du stade, de la publicité, des droits de licence, des produits dérivés. J’ai donc créé pour la première fois une approche coordonnée à un événement d’envergure mondiale telle que la Coupe du monde.
Quel fut le bilan ?
Ce fut un succès. Ensuite, Havelange souhaitait que je voie encore plus grand pour le Mondial en Espagne, en 1982. Que ce soit encore plus grandiose. Il souhaitait augmenter le nombre d’équipes de 16 à 24, et passer de 4 stades à 14, ce qui demandait beaucoup plus d’argent. C’est à ce moment-là que j’ai créé cette formule commerciale du petit groupe de sponsors exclusifs qui sponsorise la Coupe du monde, ce que j’avais déjà mis en place avec les JO et d’autres sports. C’est ainsi que, quelque part, j’ai créé un monstre. Un monstre qui existe toujours.
À l’image de certains sponsors, vous regrettez l’opacité qui entoure le foot…
Il n’y a pas de transparence. Il n’y a pas de participation des parties prenantes. Les sponsors, les fans, les sociétés de diffusion : aucun d’entre eux n’a son mot à dire sur la gestion du foot. Et je crois qu’à l’heure actuelle, si ces fédérations souhaitent continuer, elles devront s’ouvrir à ceux qui investissent de l’argent, ceux qui ont de l’influence. La structure entière doit être redéfinie afin de vraiment agir dans l’intérêt de tous – et non seulement au profit de quelques individus.
Que devrait faire la Fifa ?
Le pouvoir d’une fédération est entre les mains d’un petit bureau exécutif ou d’un petit groupe de personnes et ce n’est pas sain. Ce n’est pas sain pour le sport, ce n’est pas sain pour la fédération. La fédération doit adhérer à un modèle de transparence et de responsabilité tout comme s’il s’agissait d’une grande société. Les fédérations n’ont pas évolué dans cette direction. Elles commencent à changer, mais elles mettent beaucoup de temps à prendre leurs responsabilités. Elles ne peuvent pas continuer de ne rendre compte qu’à un petit groupe d’individus, puisque ce modèle mène à la corruption et aux problèmes auxquels certains d’entre elles font maintenant face.
En quoi un sponsor comme Coca est responsable de ce qui se passe dans le foot ?
Coca-Cola n’a pas investi et injecté de l’argent dans la Fifa ni pour en assumer la gestion ni pour la contrôler. En principe, le président du comité exécutif de la Fifa doit diriger le sport et c’est ainsi que les choses devraient se passer. Coca ne voulait pas influencer, ni même s’impliquer. Mais ce qui est arrivé est plus… Le public questionne les décisions qui ont été prises. Il y a de plus en plus de pression sur les sponsors pour prendre position et agir. Il faut donc une nouvelle façon de faire qui permettrait aux parties prenantes d’y trouver leur compte. Une nouvelle structure dont tout le monde comprendrait le fonctionnement. On ne peut plus l’enfermer dans une petite boîte secrète.
Qu’un pays comme le Qatar, devienne sponsor global, ça vous fait quoi ?
Ce sont des sponsors, vous savez. Je ne vois pas pourquoi un pays ne pourrait pas utiliser le sport pour assurer sa promotion. Plusieurs pays ont profité des Jeux olympiques ou de gros événements sportifs pour se promouvoir. Même en Argentine en 1978, lorsque nous sommes arrivés à convaincre la junte militaire de nous laisser tout reprendre. Pourquoi ont-ils accepté? Parce qu’ils voulaient faire la promotion de leur pays. Ils voulaient promouvoir l’idée que l’Argentine n’était pas un endroit terrible juste parce qu’un coup d’État avait eu lieu. Dans le cas du Qatar, une nation prospère, quoique petite, c’est évident qu’elle voit le sport en tant que moyen de se présenter, de se promouvoir. Et pourquoi pas? Pourvu que ce soit accompli dans un souci d’éthique.
Enfin, pouvez-vous répondre à la légende urbaine: certains joueurs ont-ils été payés pour jouer ou simuler une blessure devant tel ou tel panneau de pub autour du terrain ?
Les panneaux publicitaires? Bien sûr. Oui. Bien sûr qu’ils ont été payés. On peut remonter plusieurs années en arrière. Dans un de mes premiers championnats européens, si je ne payais pas le caméraman, le caméraman ne montrait pas le panneau. Il y a toute une histoire de ce phénomène et les joueurs étaient très impliqués dans la promotion des panneaux de pub à ce moment-là. Dans les années 70, les joueurs n’étaient pas payés ce qu’ils sont payés aujourd’hui. Pourtant, certains d’entre eux étaient des joueurs incroyables. Ils profitaient du fait qu’il n’y avait pas de discipline, pas de structure, que c’était mal organisé… Les gens affichaient des pubs dans n’importe quel endroit où un panneau pouvait être accroché. Et donc j’ai décidé de m’y mettre aussi en 1978. C’était la mêlée générale. Si un individu pouvait approcher un joueur et le payer pour faire quelque chose, alors c’était un accord entre cet individu et ce joueur, puisqu’il n’y avait personne pour contrôler. C’était chacun pour soi.
Cette interview est à retrouver avec la carte #38