L’Iran mène en Irak une politique «schizophrénique» , selon les États-Unis, qui entament aujourd’hui à Bagdad un dialogue avec la République islamique, le premier du genre depuis 2002. D’un côté, Téhéran soutient le gouvernement, cautionné par Washington. De l’autre, ses milices arment, entraînent et financent des groupes qui attaquent des soldats américains. Appui au processus politique. Aide aux rebelles anticoalition. Le paradoxe, en fait, n’est qu’apparent. Chez son voisin irakien, Téhéran agit avec cynisme et pragmatisme, en fonction de ses seuls intérêts. Pour garantir sa survie face aux menaces américaines liées à ses ambitions nucléaires, le régime iranien y a patiemment bâti une stratégie de nuisance, destinée à être, le moment venu, un interlocuteur incontournable. La tactique s’avère pour l’instant payante. Opposé à toute discussion avec l’Iran, tant que celui-ci n’aurait pas suspendu ses activités d’enrichissement d’uranium, Washington a finalement accepté de parler avec les représentants des mollahs.
Les Iraniens ne veulent plus d’un Irak hostile, comme du temps de leur ennemi juré Saddam Hussein, qui leur fit la guerre entre 1980 et 1988. Pour stabiliser les relations avec son voisin arabe, la République islamique apporte un appui politique au Conseil suprême de la République islamique en Irak, la principale formation chiite au cœur du pouvoir irakien, qu’elle a abritée pendant sa longue opposition à Saddam Hussein. Des alliés fiables que Téhéran influence, pour façonner, par exemple, une loi pétrolière qui ne lui soit pas hostile. Mais contre des dizaines de milliers de soldats américains à leurs portes, les Iraniens n’hésitent pas à jouer, en parallèle, la carte du bouillonnant leader chiite, Moqtada al-Sadr, qui vient de rentrer chez lui à Koufa après s’être refugié en Iran, et dont l’agenda antiaméricain converge avec le leur.
L’Iran veut un retrait américain d’Irak, mais un retrait «programmé et annoncé». Téhéran, désormais, se dit prêt à aider les États-Unis à élaborer «une stratégie de sortie» d’Irak. «Leur invasion a été un désastre; faisons en sorte que le retrait ne soit pas aussi un désastre», affirme le vice-ministre des Affaires étrangères, Abbas Araghchi. Un repli américain en bon ordre passera-t-il par des concessions occidentales sur le nucléaire iranien? Officiellement, il n’en est pas question. De part et d’autre, on circonscrit ce début de dialogue au bourbier irakien, mais il ne faut pas écarter des contacts secrets, entre les deux camps.
L’Iran redoute de faire les frais d’une guerre civile généralisée, conséquence d’un départ précipité des troupes américaines d’Irak. «Il doit y avoir un plan», insiste-t-on à Téhéran, où l’on mesure aussi les limites de l’engagement auprès de la majorité chiite d’Irak. Celle-ci descend de tribus arabes, installées là depuis plusieurs siècles. Arabes et non persanes, comme l’a bien montré leur appui à Saddam Hussein pendant le conflit face à l’Iran.
Fragile, l’influence iranienne en Irak est aussi aléatoire, à l’image de la relation en dents de scie entre Sadr et Téhéran. Les sadristes ne ressemblent pas aux chiites libanais du Hezbollah, fidèles alliés du guide de la révolution et numéro un du régime, Ali Khamenei. Leur allégeance va d’abord à Moqtada al-Sadr, dont l’agenda national, fondé sur le refus de toute ingérence étrangère, ne peut qu’agacer Téhéran. Mais face à la soldatesque américaine, Sadr a besoin de l’appui financier et logistique iranien.
Surtout en période de crise, comme ce fut le cas durant l’été 2004, lorsque Téhéran alla jusqu’à proposer des soins et un refuge aux blessés de l’Armée du Mahdi, la milice sadriste. Pourtant, quels que soient les efforts entrepris pour consolider ce mariage de raison, l’Iran peine à trouver un terrain d’entente durable avec des sadristes, de plus en plus populaires chez les chiites d’Irak. Et si le séjour iranien de Sadr s’est prolongé pendant cinq mois, c’est sans doute que les deux parties ont eu bien du mal à s’entendre sur les principaux dossiers au cœur de leur «partenariat»: les formes de la confrontation antiaméricaine et l’apaisement des conflits avec les autres factions chiites d’Irak.
Au fur et à mesure que les menaces américaines sur l’Iran se précisent, Téhéran répond en durcissant son aide aux insurgés irakiens : livraison d’engins explosifs de plus en plus sophistiqués, implication des gardiens de la révolution dans l’enlèvement puis l’assassinat de cinq soldats américains (ce qui entraîna la capture de cinq Iraniens accusés par les États-Unis d’être des agents du renseignement iranien). Jusqu’aux dernières révélations d’un appui iranien aux rebelles sunnites, cette fois.
Tant que les soldats américains resteront en Irak, malgré des divergences, l’aide logistique et militaire de Téhéran devrait se poursuivre. Mais demain ? Téhéran n’est pas à l’abri d’une montée d’un sentiment anti-iranien chez les chiites irakiens, comme ce serait déjà le cas dans le Sud, où l’afflux d’armes iraniennes inquiète. Ces derniers mois, certaines factions de l’Armée du Mahdi, opposées à un rapprochement trop marqué avec les Iraniens, se sont désolidarisées de leur chef. De quoi attiser le débat interne au sommet du pouvoir à Téhéran, où l’hydre à plusieurs têtes est parfois divisée sur les cartes à jouer en Irak, avec d’un côté le ministère des Affaires étrangères, méfiant à l’égard des sadristes, et de l’autre les gardiens de la révolution, prêts à toutes les alliances contre les Américains. Mais comme sur tous les dossiers stratégiques, c’est le guide de la révolution qui finira par trancher.
Le Figaro