L’Orient d’Édouard Saab regroupe un choix d’articles écrits entre 1963 et 1976. L’auteur qui a été rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour et correspondant du Monde a été tué en mai 1976, par un franc-tireur alors qu’il traversait la ligne de démarcation entre les deux Beyrouth.
Cet ouvrage est d’une actualité surprenante. La question que pose Saab, très tôt, le 7 novembre 1975, n’a toujours pas trouvé de réponse. « Comment, s’interroge-t-il, arrêter ce hideux carnage ? », et il poursuit : « À ceux qui s’interrogent sur ce que sera l’après-midi, la nuit ou le lendemain, à ceux qui se lamentent sur le très sombre avenir de leurs enfants, à ceux qui hurlent leur indignation et qui implorent le ciel, les Arabes, l’Occident, le Croissant et la Croix, il n’est même plus besoin de répéter qu’il n’existe pas de salut possible en dehors du Liban et des Libanais. Il nous faut choisir entre la vie et l’absurde, entre tout ce qui naît et tout ce qui doit disparaître. »
Et nous avons, de toute évidence, choisi de continuer à vivre dans l’absurde, incapables de sortir de nos régressions que Saab résumait en février 1976 dans une formule originale qu’il a appelée « le jeu des trois complexes : celui de la peur chez les maronites, de la persécution chez les Palestiniens et de l’infériorité chez les mahométans ». Près de 40 ans après, rien n’a vraiment changé. Les « complexes » sont toujours là, même s’il est désormais difficile de les attribuer à une communauté particulière. La peur qui était le fait des maronites est aujourd’hui partagée par l’ensemble des Libanais.
Dans son analyse des raisons de la guerre, Édouard Saab est très évidemment en avance sur son temps et se démarque nettement des camps en présence. Il refuse la lecture que font les partis chrétiens de la guerre due, selon eux, uniquement à la présence palestinienne et met en évidence l’autre facteur de guerre qu’est le sous-développement de l’État géré par un « clanisme archaïque » et des institutions conçues pour d’autres temps, « le Liban étant, avec l’Espagne, le seul pays de la planète à être gouverné par la même classe politique depuis 1936. Franco est mort et avec lui le franquisme. Les nôtres sont toujours là… ».
Édouard Saab a beaucoup écrit sur « la mutation inachevée » du système politique dans un pays qui a « perdu une grande partie de son indépendance avec la signature de l’accord du Caire » (1969), avant de plaider pour une IIe République qui, en alliant les notions de citoyenneté et de pluralisme, annonce déjà la République de Taëf.
Dans un excellent article paru dans L’Orient-Le Jour le 16 mai 2006, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Saab, Karim Émile Bitar écrit : « Pour quoi luttait Édouard Saab ? De quoi rêvait-il ? Il l’a dit sans langue de bois : Rien qu’un État moderne, et c’est énorme. Un État qui cesse de penser “petitement et prudemment”, affranchi du joug des trusts et des lobbies, et qui ose affronter tous les problèmes qui s’opposent à sa croissance… En un mot, un État qui vit et qui ne survit plus. »
40 ans après, l’État peine non pas à vivre, mais à survivre avec une paralysie des institutions, une crise économique et sociale qui atteint des couches de plus en plus larges de la population, une remise en cause du système de valeurs qui est au fondement de notre vie commune, les menaces qui pèsent sur notre paix civile, etc.
L’Orient d’Édouard Saab comporte une partie consacrée au parti Baas de Syrie. Auteur de La Syrie ou la révolution dans la rancœur, paru en 1968, Saab connaît bien son sujet. Il décrit avec précision, dans un article intitulé « La Grande Syrie de Hafez el-Assad » (25 févier 1976), comment ce dernier à réussi à réunir entre ses mains les cartes palestinienne, jordanienne et libanaise avant d’œuvrer à insérer le Liban dans un « Croissant fertile » dominé par la Syrie.
L’ouvrage de Saab permet au lecteur de redécouvrir le Liban d’avant la guerre. C’est ainsi par exemple qu’on apprend au fil des pages que le Liban, pays d’accueil des réfugiés palestiniens après la création de l’État d’Israël, a été aussi pays de refuge pour les opposants arabes : chefs d’État syriens (Adib Chichakli, Amin el-Hafez, Nazem Koudsi), idéologues du Baas (Michel Aflak et Salah Bitar), ministres et députés de l’Irakien Nouri Saïd et de l’imam du Yémen renversé par Sallal… jusqu’au Marocain Mehdi Ben Barka.
Et aujourd’hui, le Liban est une nouvelle fois pays d’accueil et de refuge, cette fois pour des centaines de milliers de Syriens fuyant la mort dans leur pays.
J’ai rencontré Édouard Saab que j’ai connu à L’Orient-Le Jour avec un ami, un journaliste français, Marc Kravetz, qui couvrait les événements du Liban pour le journal Libération. Nous avions été frappés par le désespoir de cet homme qui ne voyait plus d’issue au drame que vivait le pays. Il venait d’écrire un article poignant exprimant son désespoir : « On est à l’aube de ce triste dimanche 14 mars (1976) avec 3 armées, 2 polices, 22 milices, 42 partis, 9 organisations palestiniennes… et dix mille morts sur le terrain… On a quand même le droit de se demander pourquoi ils sont morts. »
Quelque temps plus tard, il était tué par un franc-tireur sur cette ligne de démarcation dont il avait toujours refusé d’admettre l’existence, sans pouvoir imaginer un instant qu’un 14 Mars d’une autre nature aurait lieu 39 ans plus tard.