Ecce homo, « Voici l’homme », lança Ponce Pilate à l’adresse de la foule, lui indiquant ce Jésus de Nazareth qu’il venait de faire cruellement fouetter. Il espérait, sans doute, que la masse aura un dernier sursaut d’humanité et épargnera l’accusé. Rien n’y fit, la foule reprit de plus belle ses réclamations : « Crucifiez-le. » Pilate se lava donc les mains du sang de cet innocent. C’est à peine si on ne pourrait pas utiliser, comme métaphore, cette scène pour lire l’attitude de la communauté internationale face à la tragédie du peuple syrien.
Ecce homo ! Nul ne peut dire : « Je ne vois rien, je ne sais rien. » Nous sommes noyés par les images atroces du calvaire que subit depuis plus de deux ans ce peuple syrien qui, décidément, ne renonce pas à vouloir se débarrasser de ses tyrans. Les villes sont détruites, un authentique nettoyage ethnique se déroule sous nos yeux, des populations entières sont déplacées, et la conscience de quiconque voit et comprend ces images terribles demeure silencieuse.
La tragédie syrienne aura ainsi révélé quelques données qu’on aurait sans doute aimé garder sous le boisseau du secret. Il s’agit de plusieurs mensonges culturels.
1 – Le premier de ces mensonges est l’échec de la pensée occidentale des Lumières du XVIIIe siècle et des valeurs de la modernité, dites universelles, qu’elle a permis de proclamer : égalité des hommes en dignité et en droit ; finitude du sujet libre et autonome ; solidarité de tous en faveur de chacun. Ces valeurs, fruit de la sécularisation du christianisme, avaient permis de doter l’image de l’Occident d’une aura, vraie ou fausse, qui lui avait permis de toujours parler au monde au nom de principes universels.
Or, face à la crise syrienne, l’Occident se trouve piégé. Durant les guerres balkaniques postsoviétiques, l’Occident avait développé la notion du « devoir d’ingérence » au nom de ces principes universels qui sont les siens. À l’époque, nul ne s’était préoccupé de savoir si, pour sauver Sarajevo pour aider les Kosovars, il ne fallait pas des garanties certaines que les armes ne tomberaient pas entre des « mains hostiles », c’est-à-dire des organisations islamistes radicales qui existent dans les Balkans comme partout ailleurs. L’Occident est intervenu au nom des droits de l’homme. Depuis lors, ce droit ou ce devoir d’ingérence ne surprend plus. Quand le peuple de Syrie s’est soulevé, à mains nues, pour réclamer sa liberté en affrontant la brutalité du tyran avec son unique chair, il ne cessait de regarder vers l’Occident comme pôle de référence. Il en fut de même ailleurs dans le cadre des printemps arabes si on excepte les dérives de la situation libyenne. Pour la première fois de l’histoire, en tout cas depuis les croisades, les foules orientales ne regardent plus l’Occident comme l’ennemi par excellence.
Face à la situation syrienne, l’Occident ne fait que tergiverser, hésiter, exprimer des états d’âme. Il a laissé pourrir une situation et porte une responsabilité indirecte dans la prolongation du calvaire syrien. Exit les principes universels des Lumières. On peut comprendre de telles hésitations de la part de fins stratèges. Mais on ne peut les admettre de la part d’intellectuels, faiseurs d’opinions et qui se disent de gauche, socialistes, laïques, agnostiques ou ouvertement athées. Ils voient systématiquement la situation syrienne à travers le prisme déformant des identités collectives religieuses. Ils refusent de voir l’homme syrien dans son individualité, comme sujet de droits naturels et inaliénables. Leur unique argument justificatif : «Et si, demain, un régime islamique s’installe à Damas ? » Cette simple question leur permet de jouer à Ponce Pilate et se laver les mains du sang de cet homme innocent.
Ainsi, contrairement à tous les enseignements qu’il a prodigués à la terre entière, l’Occident de la modernité des Lumières rompt brusquement avec la théorie du droit naturel dès qu’il s’agit de la Syrie, en se réfugiant derrière l’hypothétique danger islamiste. Tout se passe comme si le fait d’appartenir à l’islam serait incompatible avec l’appartenance à la grande famille de l’Homo sapiens. En clair, l’Occident, même laïque, continue à percevoir le Levant à travers le regard de ses ancêtres croisés. L’homme levantin, cet autre, demeure l’islamiste prêt aux pires des exactions. L’Occident étale, ainsi, l’énormité du mensonge culturel issu des Lumières. Il n’y a donc pas de principes universels. Il n’y a donc pas de fondations éthiques inébranlables à toute la construction culturelle du projet humaniste-progressiste. L’Occident serait mieux inspiré de ne plus donner des leçons de morale humaniste. En excluant l’homme syrien du champ de ces mêmes principes, au nom de circonstances hypothétiques et contingentes, l’Occident scie la branche sur laquelle il est assis. Mais, de plus, il exclut et discrimine une large frange de l’humanité sous l’unique prétexte de cette islamophobie qui lui fait peur.
2 – Le second mensonge, révélé par la tragédie syrienne, porte sur les chrétientés orientales. Alors qu’on pensait qu’elles étaient, comme témoins des valeurs chrétiennes, porteuses naturelles du projet humaniste-progressiste de la modernité, elles se sont avérées être une caste uniquement préoccupée par la conservation de petits privilèges hérités du XIXe siècle ; un peu à l’image des aristocrates de 1789. C’est pourquoi de nombreux magistères, oubliant le message chrétien, sont devenus les meilleurs relais de l’islamophobie et les plus zélés des propagandistes serviles d’un régime inqualifiable, au nom de leur obsession identitaire.
Vous avez dit « printemps arabe » ? Vous aurez fort à faire contre de puissantes forces culturelles : l’imaginaire occidental non guéri des croisades et de l’époque coloniale ; le radicalisme islamiste qui cherche à récupérer les mouvements de libération ; le cléricalisme d’un autre âge des chrétientés de l’Orient, mais surtout l’insoutenable désarroi que provoque l’échec moral de l’universalité de cette modernité qui s’apparente curieusement à la mort spirituelle.
acourban@gmail.com
* Beyrouth