Le clivage s’accentue entre les tenants d’une normalisation des relations avec Israël et les Libanais qui défendent la poursuite d’une résistance face à un voisin dont ils redoutent de potentielles agressions, estime l’historienne franco-libanaise, dans un entretien au « Monde ».
Docteure en histoire, Dima de Clerck est chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient. Elle enseigne régulièrement à l’Université américaine de Beyrouth ainsi qu’à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Elle a coécrit, avec Stéphane Malsagne, Le Liban en guerre. De 1975 à nos jours, dont la version revue et augmentée vient d’être publiée chez Folio Gallimard (608 pages, 11,10 euros). A l’occasion des 50 ans du début de la guerre civile libanaise (1975-1990), l’historienne franco-libanaise revient sur le poids du conflit israélo-palestinien dans la déstabilisation du petit pays multiconfessionnel.
« Holding the fort : 1973 » (« tenir le fort : 1973 ») d’Alfred Tarazi, une œuvre appartenant à la série de collages « A Nation’s Inflation » (2008). L’artiste utilise les billets de banque libanais de l’époque comme toile de fond des événements et des personnages qui ont façonné l’histoire contemporaine de son pays. ALFRED TARAZI/COURTESY OF GALERIE KRINZINGER
La guerre civile libanaise a éclaté le 13 avril 1975. Cinquante ans plus tard, qu’en reste-t-il ?
Les hostilités armées ont pris fin en 1990, mais le spectre de la violence n’a jamais disparu. Le problème de fond, c’est-à-dire la vulnérabilité du Liban aux questions régionales, et en premier lieu au conflit israélo-palestinien, demeure. L’offensive d’Israël au Liban, lancée le 17 septembre 2024, avec les piratages des bipeurs du Hezbollah, l’a brutalement rappelé. Une attaque survenue après onze mois d’affrontements à la frontière, menés par la milice chiite libanaise en soutien au Hamas à Gaza.
En quoi le conflit israélo-palestinien a-t-il pesé sur le déclenchement de la guerre du Liban en 1975 ?
La création de l’Etat d’Israël, en 1948, s’est accompagnée de l’expulsion de la majorité des Palestiniens. Plus de 100 000 réfugiés affluent alors vers le Liban, ce qui représente, à l’époque, l’équivalent de 10 % de la population libanaise. Dans le sud du pays, le village de Houla est le théâtre de massacres [une cinquantaine d’habitants sont exécutés] perpétrés, à l’automne 1948, par des soldats israéliens… Les pays arabes signent un accord d’armistice avec Israël, en 1949.
L’année 1967 marque le point de départ de la déliquescence du Liban. Beyrouth ne participe pas à la guerre des Six-Jours, mais la défaite essuyée par les armées arabes face aux troupes israéliennes a de lourdes conséquences. Cet échec pousse les Palestiniens à s’armer pour reprendre leur destin en main, y compris depuis le Liban.
En décembre 1968, un commando israélien détruit la quasi-totalité de la flotte civile libanaise sur l’aéroport de Beyrouth, lors de l’opération « Gift » [« cadeau »]. Celle-ci était menée en représailles à l’attaque d’un avion de la compagnie El Al, à Athènes, revendiquée par le Front populaire de libération de la Palestine [fondé par Georges Habache (1926-2008) au Liban, où il était réfugié depuis 1948].
En 1970, le roi Hussein de Jordanie expulse militairement de son territoire les combattants palestiniens [épisode resté connu sous l’appellation de « Septembre noir »], qui trouvent alors refuge au Liban. Les journaux libanais du début de cette décennie regorgent de récits de frappes israéliennes sur le sud du Liban, d’où les Palestiniens multiplient les attaques vers Israël.
Le Liban est-il rattrapé par un conflit dont il avait cherché à se tenir à distance ?
Quand les organisations palestiniennes armées s’installent dans le pays, une partie des Libanais se montrent solidaires. Dans l’opinion musulmane, certains espèrent, en outre, tirer parti de cette présence palestinienne pour obtenir un rééquilibrage confessionnel du pouvoir, alors dominé par les chrétiens. La division confessionnelle du pouvoir est l’une des causes internes de la guerre civile. Toutefois, dans un contexte différent, cette question aurait sans doute pu être négociée. Le pays est capable d’assumer ses contradictions, de faire des « arrangements » pour protéger le vivre-ensemble, selon le sociologue américain Michael Johnson. Mais la fabrique sociopolitique, pluricommunautaire, du pays a ceci de particulier qu’elle risque une déstabilisation complète quand elle est soumise à de très fortes pressions. C’est ce qui se produit, à partir de 1967.
Quelles autres divisions ces pressions vont-elles engendrer ?
L’intensification des frappes israéliennes contre les groupes palestiniens, dans le sud du Liban, a deux conséquences. D’abord, elle creuse le fossé entre les populations du Sud, rurales et à majorité chiite, désormais en première ligne face à Israël, et les habitants de Beyrouth et des régions environnantes qui, eux, vivent alors dans une forme d’insouciance, facilitée par l’économie florissante de la capitale.
Ensuite, cette montée de la violence divise la société en deux camps : ceux qui reprochent à l’armée libanaise de ne pas mettre fin aux violences des factions palestiniennes et ceux qui lui reprochent sa passivité face aux attaques israéliennes. L’institution militaire va bientôt se retrouver paralysée. Certains Libanais, estimant que l’armée et l’Etat ne sont pas capables de les protéger, s’organisent alors pour « se défendre » au sein de groupes idéologiques ou de leur communauté religieuse.
D’anciens chefs de guerre libanais sont encore au pouvoir. Auraient-ils pu, de façon réaliste, être écartés de la vie politique au sortir de la guerre ?
Techniquement, ce n’était sans doute pas possible. La Syrie, qui allait mettre le Liban sous sa tutelle jusqu’en 2005, avait compris qu’il n’y aurait pas de paix sans l’assentiment des chefs de guerre. Car, avec le conflit, les notables traditionnels communautaires avaient perdu de leur influence.
La sortie de guerre prévoyait que les milices rendent leurs armes – les armes lourdes ne seront pas remises à l’armée libanaise, mais à l’armée syrienne, ou elles seront revendues à l’étranger. Des miliciens sont intégrés dans l’Etat, en premier lieu les hommes de Nabih Berri, actuel président du Parlement. Ils investissent les institutions, au sein desquelles ils maintiennent un comportement prédateur. Cette décision va porter un coup durable à ces lieux où des fonctionnaires avaient encore une culture de l’Etat. Dans le même esprit, d’anciens chefs de guerre se voient proposer des postes de ministres ou de députés…
Ils ont connu une longévité considérable…
A l’inverse des notables traditionnels, les anciens seigneurs de guerre ont construit leur légitimité au combat, à travers une propagande selon laquelle ils auraient défendu leur communauté contre « l’ennemi », quand bien même cet ennemi était intérieur. La légitimité actuelle de Samir Geagea, chef du parti Forces libanaises, issu de la principale milice chrétienne du temps de la guerre, ou de Nabih Berri, chef du parti Amal, issu d’une importante milice chiite, découle de leurs faits d’armes. En ce qui concerne Walid Joumblatt, leader de la communauté druze et politicien influent, en plus d’avoir été un chef de guerre, il est issu d’une famille à la légitimité traditionnelle pluriséculaire. Le Hezbollah, né en réaction à l’invasion israélienne du Liban de 1982, revendique, pour sa part, une légitimité liée à son combat contre l’occupation par Israël du Liban sud, qui ne s’achève qu’en 2000.
Les réfugiés palestiniens ont servi de boucs émissaires, désignés responsables de quinze ans de guerre fratricide au Liban. Le regard des Libanais à leur égard a-t-il changé ?
La tendance a, en effet, consisté à externaliser le mal commis entre Libanais afin d’essayer de sortir de la guerre dite « civile », qui a été mise sur le dos des Palestiniens. Il faut dire que leurs factions avaient laissé le souvenir d’exactions et de violences. Mais en faisant d’eux des boucs émissaires, en les réduisant à des fauteurs de troubles, on a oublié les raisons de leur militarisation : l’expulsion de leurs terres. L’Organisation de libération de la Palestine a depuis présenté des excuses officielles pour les torts commis au Liban [en 2008, lors de l’inauguration d’une ambassade palestinienne à Beyrouth]. Aujourd’hui, l’offensive israélienne à Gaza, qui a suivi l’attaque du 7 octobre 2023 perpétrée par le Hamas, est jugée insupportable par beaucoup de Libanais, chez qui elle suscite une compassion, une solidarité morale et éthique envers les Palestiniens.
La guerre de 2024, durant laquelle Israël a fortement affaibli le Hezbollah, a-t-elle exacerbé les divisions internes au Liban ?
Il règne aujourd’hui une guerre civile sourde au Liban. Il y a les tenants d’une normalisation des relations avec Israël, qui arguent que ce conflit ne les regarde pas ou que l’armée israélienne est trop puissante pour être combattue. Et il y a ceux qui défendent la poursuite d’une résistance, estimant que ceux ayant fait la paix avec Israël [comme le dirigeant palestinien défunt Yasser Arafat] n’ont rien obtenu, ou tout simplement parce que, vivant à proximité d’Israël, ils redoutent d’autres agressions. Aujourd’hui encore, l’armée libanaise est faible : elle n’a pas d’armes qualitatives. Ses bailleurs étrangers, Etats-Unis en tête, refusent de lui en fournir, considérant qu’elles pourraient être utilisées contre Israël.
Ce clivage est similaire à celui qui a prévalu dans les années d’avant la guerre de 1975. Il a été amplifié, lors du récent conflit, par la stratégie d’Israël consistant à épargner les régions libanaises où il pense pouvoir trouver des alliés. Une partie de la population était visée ; une autre ne se sentait pas concernée. Cette stratégie a contribué à stigmatiser les chiites. Les bombardements israéliens n’ont pas visé les infrastructures sur l’ensemble du territoire, comme lors de la guerre de l’été 2006. Ils sont concentrés dans le Sud, la Bekaa et la banlieue sud de Beyrouth, régions à majorité chiite et zones d’implantation du Hezbollah. A l’exception des assassinats ciblés, qui ont eu lieu partout dans le pays, l’armée israélienne a bombardé des lieux où se trouvaient des familles chiites déplacées, au prétexte qu’un membre du Hezbollah s’y trouvait.
Malgré le cessez-le-feu du 27 novembre 2024, les frappes israéliennes se poursuivent, surtout dans le sud du pays. Le Liban peut-il basculer de nouveau dans une guerre civile ?
Le 8 octobre 2024, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a tenu des propos, largement interprétés comme une incitation à la guerre civile, en appelant les Libanais à « libérer leur pays du Hezbollah ». Il les a menacés de « destructions et de souffrances comme celles qu’on voit à Gaza ». N’était-ce pas là une manière de dire : « On a fait le gros du travail, à vous de continuer » ? Partant de là, il y aurait deux options : soit l’armée libanaise désarme le Hezbollah [la remise des armes fait partie des engagements des nouvelles autorités libanaises, favorables à un dialogue], soit des milices se constituent pour y parvenir. Je doute que les Libanais qui ont vécu la guerre de 1975 soient prêts à sacrifier leurs enfants. Moins de 2 % de la population a combattu durant la guerre civile, l’immense majorité des civils l’ont subie. Cela signifie-t-il qu’Israël lancera un second round pour « finir le boulot » ?