Les historiens discuteront certainement plus tard du jour exact où il convient de considérer qu’a démarré en Syrie la « révolution » contre le régime baathiste. On postulera ici que le 15 mars, marqué à Damas par un défilé de protestataires dans le Souq Hamidiyeh et par plusieurs autres manifestations dans diverses localités, peut constituer un point de départ acceptable pour le mouvement. Celui-ci a donc aujourd’hui deux mois et demi d’existence. Quel bilan peut-on en dresser ? Quels sont les acquis et les échecs des partenaires en présence ? Surtout, comment se profile l’issue du bras de fer qui oppose désormais le régime aux manifestants et à l’opposition ?
1 / LES ACQUIS ET LES ECHECS DU REGIME DE BACHAR AL ASSAD
2 / LES ACQUIS ET LES ECHECS DE LA CONTESTATION
2.1 – La contestation a renversé le mur de la peur
En dépit de l’appel d’air provoqué par les révolutions tunisienne et égyptienne, rares étaient les observateurs à considérer, au début du mois de mars, qu’un mouvement de contestation pouvait apparaître en Syrie. Compte-tenu du contre-exemple qu’offraient les opposants libyens incapables d’aboutir dans leur entreprise de renversement du régime de Moammar Qaddafi, par bien des aspects semblable à celui de Bachar Al Assad, plus rares encore étaient ceux qui estimaient, au milieu du mois de mars, que le mouvement qui semblait enfin démarrer puisse durer. La difficulté qu’il avait eue à prendre son envol, en dépit de la multiplicité des appels lancés via Facebook tout au long du mois de février, faisait douter de sa capacité à survivre. Reposant sur un état d’urgence en vigueur depuis près d’un demi-siècle, et étayé à la fois par un arsenal législatif ad hoc, des tribunaux spéciaux inféodés aux services de renseignements et les pratiques arbitraires de moukhabarat échappant à tout contrôle, le mur de la peur paraissait aussi infranchissable que le mur de Berlin… avant son démantèlement. Il a pourtant subi le même sort. A ce jour, le bilan des acquis politiques de la contestation est sans doute relativement mince. Mais le seul fait que des Syriens continuent de sortir et de manifester dans la rue, malgré deux mois et demi d’une répression d’une extrême cruauté où tous les moyens ont été mis en œuvre par les appareils du pouvoir engagés sur le terrain, est déjà un grand succès en soi. Alors que le seuil symbolique d’un millier de morts a été franchi, alors que les blessés se comptent par milliers, alors que les détenus et disparus sont évalués à près de 15 000 et que chaque jour apporte son lot d’informations et d’images terrifiantes, les protestataires sont bien décidés à ne plus trembler. Ils ont déjà payé beaucoup trop cher leur demande de liberté pour laisser la peur les envahir et les tétaniser à nouveau. Ils veulent faire en sorte que, puisque le pouvoir syrien tergiverse, ne propose le dialogue que pour gagner du temps et ne se pliera qu’au rapport de forces, il connaisse à son tour les affres de la peur.
2.2 – La contestation ne stagne pas…
Le 9 mai, Bouthayna Chaaban, conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, affirmait dans une interview à un journaliste du New York Times, exceptionnellement autorisé à rester quelques heures en Syrie pour recueillir l’oracle, que « le mouvement de protestation allait vers sa fin » et que « l’Etat aurait bientôt achevé de reprendre la situation en main ». Son optimisme s’expliquait, d’une part, par la conviction que ses compatriotes ne sauraient résister à la férocité des services de sécurité, et, d’autre part, par la diminution des images diffusées depuis la Syrie, suite aux coupures de courant et au contrôle renforcé des échanges téléphoniques et Internet avec l’étranger, auquel coopérait activement Rami Makhlouf, cousin de Bachar Al Assad et propriétaire de Syriatel. Mais, comme à chacune de ses interventions, les Syriens se sont employés à la faire mentir en descendant plus nombreux encore dans les rues. Ainsi, recoupée avec les images fournies par le point quotidien d’information « Syrian Revolution News Round-Up », la carte des manifestations du vendredi 20 mai, baptisé « Jouma’at Azadi » (Vendredi de la Liberté), en hommage aux Kurdes ayant partout rejoint la protestation, montre que plus d’une centaine de cortèges ont ce jour-là sillonné les rues et les quartiers d’une cinquantaine de villes. Le vendredi 27, « Jouma’at Houmat al Diyar », en hommage à l’armée appelée à protéger les citoyens et la patrie, il y en a eu 130, selon l’Organisation Nationale des Droits de l’Homme en Syrie. Il est exact, comme certains le soulignent, que la majorité des 22 millions de Syriens n’a jamais pris part à ces manifestations. Mais, si l’on cherche par cette observation à atténuer l’enthousiasme des protestataires, à dissuader les hésitants et à rassurer la communauté internationale, le régime, lui, ne s’y trompe pas. L’annonce, le 13 mai, de son intention de lancer bientôt un dialogue national, signifie qu’il a compris qu’il avait à faire à une vague de fond qui ne retomberait pas de sitôt et qu’il ne parviendrait pas à la briser par les moyens de coercition habituels.
2.3 – … mais elle gagne du terrain semaine après semaine
Le développement de la contestation n’a été ni linéaire, ni continu. Il a connu des hauts et des bas, des temps forts et des périodes de creux. Il aurait été étonnant qu’il en aille autrement. Mais, au long des deux mois et demi écoulés, de nouveaux milieux et de nouvelles régions ont régulièrement rejoint le camp des manifestants. Certaines listes de victimes établies par des organisations syriennes de défense des Droits de l’Homme permettent de constater que les protestataires tués dans les rues par les services de sécurité n’appartiennent pas uniquement aux milieux défavorisés des banlieues urbaines et de la campagne. Même si leur situation est loin d’être ce qu’elle est en Occident, ce n’est pas d’abord pour exprimer des revendications économiques que des médecins, des ingénieurs, des professeurs, des avocats, des architectes et des commerçants participent au mouvement. Dans un pays où les chiffres du chômage annoncés sont largement sous-estimés, les étudiants et les diplômés ont sans doute des préoccupations légitimes liées à l’emploi. Mais que dire des quinquagénaires et sexagénaires abattus dans les cortèges ou jetés en prison ? Vendredi 18 mars, les manifestations étaient circonscrites aux villes de Daraa, Banias, Homs et Damas. Une semaine plus tard, elles concernaient également les villes de Lattaquié, Alep, Idlib, Hama, Jableh, Hassakeh, Raqqa et une dizaine de municipalités des environs de la capitale. Le vendredi 1er avril, les mêmes agglomérations étaient rejointes par Qamichli et Deïr al Zor. Le 8 avril, les villes d’Al Bou Kamal et de Tartous étaient à leur tour atteintes par les protestations, qui s’étendaient à la plus grande partie du gouvernorat de Daraa et de la grande banlieue de Damas. Le 15 avril s’y ajoutaient Soueïda et Rastan, le 22 avril Palmyre, le 29 avril Maaret al Numan, le 6 mai Tall Kalakh… Aujourd’hui, tous les gouvernorats du pays sont concernés. A des degrés divers, bien entendu. Mais à l’inverse de la Bourse de Damas, la courbe de la mobilisation reste fermement orientée à la hausse.
2.4 – La contestation a montré qu’elle n’était pas religieuse…
Certains observateurs se sont émus de constater que les plus grosses manifestations démarraient à la sortie des moquées, après la prière du vendredi ou au terme de rites funéraires. Ils ont cru voir l’expression d’une contestation religieuse dans ce qui n’est que la conséquence des pressions exercées sur la population : les Syriens ne peuvent plus se réunir ailleurs que dans les lieux de culte, depuis que les stades ont été fermés au public… avant d’être transformés en prisons à ciel ouvert. Certains imams ont joué ici et là un rôle important, comme le cheykh Ahmed Al Sayasneh à Daraa, le cheykh Anas Al Ayrout à Banias ou le cheykh Ali Chandarli à Lattaquié. Mais c’est la violence meurtrière de la répression, et non pas leurs discours, qui ont conduit à la dégradation de la situation dans ces trois villes. Non seulement aucun homme de religion n’a incité ses fidèles à se livrer à des actions légalement répréhensibles, ne serait-ce que pour ne pas les envoyer à la mort, mais tout le monde a encore en mémoire les images du cheykh Mohammed Saïd Ramadan Al Bouti, la personnalité religieuse la plus influente de Syrie, quittant précipitamment et sous bonne escorte la Mosquée des Omeyyades de Damas dont il est le prédicateur, pour ne pas être impliqué dans la manifestation qui s’y déroulait. Et, lorsque le cheykh Krayyem Rajeh, maître reconnu en lecture du Coran, a voulu dénoncer en chaire la profanation de certaines mosquées par l’armée et les services de sécurité, il n’a appelé personne à la révolte, mais s’est contenté – ce qui est déjà risqué en Syrie – d’annoncer sa démission. On ne peut pas non plus voir une orientation religieuse de la contestation dans le recours à des formules comme « Allah akbar » quand tombent des victimes sous les yeux des manifestants. Quand ils crient « Allah, Souriya, Hourriya wa bass… » (Dieu, la Syrie, la Liberté… et c’est tout), ils ne font que reprendre en le transformant le slogan des partisans du chef de l’Etat « Allah, Souriya, Bachar wa bass ». Comment leur reprocher ce recours au nom de Dieu, quand Bachar Al Assad lui-même, président d’un Etat qui revendique haut et fort sa « laïcité »… tout en manipulant des groupes islamistes en Syrie, en Irak ou au Liban, n’a pas hésité à conclure un discours, le 10 novembre 2005, sur l’expression depuis lors sur toutes les lèvres officielles : « Souriya, Allah hâmî-hâ » (C’est Dieu qui protège la Syrie) ?
2.5 – … mais elle reste vigilante face au piège du confessionnalisme
Non religieuse, la contestation en Syrie a aussi veillé dès le départ à ne pas se laisser entraîner dans le piège des dissensions confessionnelles. Il se peut que des cris aient été proférés contre telle ou telle communauté sous le coup de la colère. Mais le visionnage de centaines de vidéos permet d’affirmer que, tout en sachant à quelle communauté appartiennent dans leur majorité les agents des moukhabarat et les voyous désignés sous le sobriquet de « chabbiha » qui les assistent, les protestataires ne veulent voir qu’une chose : c’est le régime qui porte la plus grosse part de responsabilité dans les crimes commis par ces hommes. Plusieurs slogans utilisés d’un bout du pays à l’autre expriment d’ailleurs avec force la préoccupation des manifestants de dépasser les appartenances communautaires. Ils répètent sans cesse : « Wâhed wâhed wâhed, al chaab al souri wâhed » (Un, un, un, le peuple syrien est un), ou « Kullu-na sunni wa-alawi wa-duruzi wa-kurdi » (Nous sommes tous sunnites, alaouites, druzes et kurdes). Conscients du piège dans lequel le pouvoir allait tenter d’entraîner les manifestants, pour les réprimer plus durement encore au nom de la « préservation de l’unité nationale », les animateurs du mouvement ont très vite mis en ligne, le 24 mars, sur la page Facebook de « The Syrian Revolution 2011 », un « code d’éthique contre le sectarisme en Syrie » rédigé par l’opposant Yasin Al Hajj Saleh. Avant qu’un « Vendredi Azadi » (vendredi de la liberté) ait été dédié au Kurdes, le 20 mai, les manifestations avaient été placées, le 22 avril, sous le signe du « Vendredi saint », en solidarité avec les chrétiens en pleine célébrations pascales. Certes, la participation des membres de cette dernière communauté, qui ne dépassent pas les 8 % de la population, peut manquer de visibilité, surtout dans les cortèges qui se mettent en branle à partir des mosquées. Mais elle est réelle, dans les universités de Damas et d’Alep par exemple. Et à Homs, on trouvait, vendredi 27 mai, parmi les témoins oculaires disposés à témoigner de la répression en cours ce jour-là dans la ville, un Tony et un Abou Georges qui ne peuvent être que des chrétiens.
2.6 – La contestation est restée largement pacifique et non violente
Dès les premiers jours, le slogan « silmiyeh, silmiyeh… » (pacifique, pacifique) a été l’un des plus souvent scandés, comme si les manifestants espéraient désarmer la répression en insistant sur le fait qu’ils ne disposaient pas d’armes, et voulaient s’encourager à la patience en se rappelant les uns aux autres que le changement qu’ils appelaient de leurs vœux devait se dérouler sans violence. Malgré tout accusés d’être des « terroristes », dénigrés dans les médias officiels et réprimés par l’armée, ils ont tenté de se montrer encore plus convaincants, offrant du thé et des gâteaux aux militaires, défilant ici la poitrine nue ou arborant là des rameaux d’olivier. Mais rien n’est parvenu à convaincre le régime de recourir à d’autres moyens que les armes et le meurtre. Alors que le bilan de la répression s’allonge chaque jour et que chaque semaine apporte son lot d’images plus insoutenables que celles de la précédente, la retenue et la discipline de ceux qui continuent de manifester pour exprimer leur volonté de changement suscitent l’admiration du monde entier. Il est exact que des protestataires ont détruit à Daraa l’agence de la compagnie Syriatel de Rami Makhlouf, saccagé à Hama le siège du gouvernorat, incendié à Jisr al Choughour la permanence du Parti Baath, vandalisé en quelques endroits des postes des services de sécurité, laissant éclater leur colère contre des lieux hautement symboliques de la corruption, de la répression et de la folie meurtrière du régime. Mais, au terme de deux mois et demi de manifestations quasi quotidiennes, la liste des destructions qui leur sont imputées contient surtout, ce qui est évidemment beaucoup plus grave pour le pouvoir, les portraits géants du chef de l’Etat qui ornent rituellement les façades des administrations et les incontournables statues de Hafez Al Assad des entrées et sorties des agglomérations de Syrie. En revanche, ce que les témoins sont nombreux à avoir vu et à rapporter, ce sont les destructions provoquées par les tirs des canons des chars de l’armée, les voitures écrasées par les chenilles des blindés, les magasins vandalisés par les moukhabarat et les chabihha… pour ne rien dire ici des pertes en vies humaines délibérément provoquées par les militaires et les francs-tireurs.
2.7 – La contestation a révélé le véritable visage du régime syrien
Il aura suffi que les habitants de Daraa se soulèvent, entraînant petit à petit derrière eux l’ensemble des gouvernorats du pays, pour qu’apparaisse au grand jour la véritable nature du régime syrien : un système dépourvu de toute idéologie, dirigé par les membres d’une « famille » et leurs complices, dont la politique se résume à se maintenir en place avec ou contre l’assentiment de la population syrienne, quitte à recourir aux moyens de coercition les plus primitifs contre ceux qui, en contestant la légitimité de cette situation, menacent l’existence des détenteurs du pouvoir et leur main mise sur l’économie et les ressources nationales. En quelques semaines, par leur persévérance et leur endurance, les manifestants ont ouvert les yeux de ceux qui voyaient encore dans Bachar Al Assad, au début de l’année 2011, un homme moderne et un réformateur, entravé dans ses bonnes intentions par une « vieille garde » héritée de son père, un alibi commode mais mal choisi. Si l’on excepte certains thuriféraires impénitents, moins attentifs à la gestion du chef de l’Etat syrien qu’à ses postures nationalistes, anti-impérialistes et laïques, il est désormais évident pour la majorité des opinions publiques que Bachar Al Assad, en acceptant l’héritage que voulait lui transmettre son père au mépris des principes baathistes eux-mêmes, en a aussi adopté les méthodes. Refusant d’octroyer aux protestataires ce qu’ils réclamaient, de peur de s’engager dans la spirale infernale des concessions et de finir en exil ou devant un tribunal, comme ses homologues tunisien et égyptien, Bachar Al Assad a fermé la porte au dialogue pendant qu’il en était encore temps. Et, dans l’espoir de bénéficier à son tour d’une paix de trente ans, il a depuis plusieurs semaines recours aux tirs à balles réelles sur des manifestants désarmés, au blocus des villes révoltées, aux assassinats de masse, aux emprisonnements de milliers d’hommes et de femmes, à la stratégie de la terreur, aux menaces, aux tortures et aux liquidations.
2.8 – La contestation a contribué à unir les Syriens à travers tout le pays
Le calvaire de la ville de Daraa, que le régime a tenté de faire plier en s’y livrant à une répression d’une extrême dureté, a provoqué à travers toute la Syrie une vague de solidarité sans précédent. Des villages voisins, bientôt eux aussi soumis aux représailles, elle a gagné la totalité du gouvernorat puis l’ensemble du pays. A Soueïda, à Douma, à Homs, à Lattaquié et jusqu’à Qamichli, la population est sortie pour exprimer son soutien à la ville martyre, s’attirant souvent un traitement similaire. L’habitude a été prise partout par les manifestants d’arborer des pancartes, de suspendre des banderoles ou de crier des slogans d’appui et d’encouragement à l’ensemble des villes sur lesquelles se concentraient, au même moment, les interventions de l’armée et des services de sécurité. Cette solidarité est d’autant plus remarquable que, en Syrie, les réflexes régionalistes sont encore puissants. Alors que le régime espérait, en recourant partout à la violence et à la force des armes, faire rentrer chacun chez soi, l’exposition aux mêmes violences sécuritaires a fait sortir de chez eux en nombre croissant les habitants de régions qui ne se connaissaient pas, soudain rapprochés par leur volonté commune de changer un système dont ils étaient les uns et les autres les victimes. La fierté d’avoir vaincu la peur, par respect pour soi-même et par sympathie pour les autres, a également suscité une sorte de compétition, inspirant des appels aux villes et régions encore immobiles à rejoindre le mouvement. Honorés au cours de cérémonies collectives, les martyrs ont constitué une sorte de trait d’union entre toutes les régions participant à la protestation.
2.9 – La contestation a démontré qu’elle était patriotique et citoyenne
Dans leurs slogans comme dans leur comportement, les manifestants ont montré un immense attachement à la Syrie, leur patrie. En de nombreux endroits, ils ont tourné en dérision les accusations proférées contre eux par les plus hauts responsables, à commencer par Bachar Al Assad, pour qui seuls des « agents de l’étranger » et des « infiltrés » pouvaient trouver à redire à sa gestion et critiquer le champion qu’il prétend être de la « résistance et obstruction » aux projets impérialistes dans la région. Ils ont affirmé haut et fort qu’ils voulaient récupérer la ville de Quneitra, jadis abandonnée sans combat par les troupes de Hafez Al Assad, et qu’ils tenaient au Golan occupé, objet depuis 20 ans de négociations avec les Israéliens que ni l’une ni l’autre des parties en présence n’a jamais vraiment cherché à faire aboutir. Détournant le slogan « Bi-l rouh, bi-l damm… » utilisé pour exprimer l’allégeance à Hafez puis à Bachar Al Assad, ils ont crié qu’ils étaient disposés à « donner leur vie et leur sang pour la Syrie ». Ils ont dit qu’ils en avaient assez d’être traités comme des sujets et qu’ils voulaient devenir des citoyens responsables de leur vie et de leur destin. Ils ne voulaient plus se laisser conduire comme des moutons là où le pouvoir décidait, au mieux de ses seuls intérêts, soutenant les Américains contre l’Irak, en 1991, puis s’opposant à ces mêmes Américains dans le même pays, 12 ans plus tard. Ils voulaient que soient négociées entre tous les Syriens, dans le respect de l’opinion majoritaire, les orientations de la vie politique, économique, sociale, culturelle, diplomatique ou défensive de leur pays, qui n’appartenait ni à un parti, ni à un clan, et encore moins à une famille, mais qui était leur bien commun. L’absence de référence dans leurs slogans à la « patrie arabe » ne signifie pas que les « révolutionnaires syriens » ignorent ou refusent cette dimension. Mais elle traduit leur conviction qu’il ne saurait y avoir de « vrais Arabes » aussi longtemps qu’il n’y aura pas de « vrais Syriens », de « vrais Egyptiens », de « de vrais Libyens »… c’est-à-dire partout de véritables citoyens. La nation arabe n’est pas un regroupement de troupeaux. Elle n’est pas faite du rassemblement de peuples ne disposant d’aucun droit et n’ayant aucun mot à dire sur les affaires de leur propre pays. A l’opposé du discours officiel, qui fait une priorité de la construction de la nation arabe pour mieux enrégimenter la population, les manifestants estiment qu’ils ne seront capables de prendre leur part dans la construction du monde arabe que dans la mesure où ils seront d’abord devenus de véritables « citoyens Syriens ».
2.10 – La contestation a partout les mêmes objectifs…
Plusieurs semaines avant que les Syriens parviennent enfin à descendre dans les rues, les internautes à l’origine des appels à manifester avaient formulé les objectifs qui devaient, selon eux, inspirer partout les manifestants. Bien qu’émanant de groupes ou d’individus qui n’entretenaient que des contacts limités les uns avec les autres, compte-tenu de la surveillance qui s’exerçait déjà sur les moyens de communication et de déplacement, un accord s’est rapidement dégagé sur la nécessité de faire de la liberté, et non de la chute du régime ou du départ de Bachar al Assad, la revendication fondamentale. Les autres demandes n’étaient que les déclinaisons de cette première exigence. Pour être libres, les Syriens devaient d’abord être débarrassés de l’état d’urgence, comme de l’omniprésence des moukhabarat et des tribunaux d’exception qui en étaient la conséquence. Ils devaient ensuite avoir le droit de créer les partis politiques qui leur convenaient et de choisir ceux qui les représenteraient et les gouverneraient. Ils devaient aussi pouvoir disposer de médias indépendants, capables d’exprimer les opinions les plus diverses, en toute autonomie et sans risque de sanctions. Ils devaient encore être à même de recourir à une Justice qui ne soit asservie à aucun pouvoir et qui se prononce selon le Droit… La libération immédiate des détenus d’opinion devait être le signe de la disposition des autorités à aller dans le sens réclamé par les manifestants. On les a donc vu défiler partout au cri de « Hourriyeh, hourriyeh, nehna baddna al hourriye » (Liberté, liberté, nous voulons la liberté) et de « Allah, Souriya, Hourriya wa-bass » (Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout).
2.11 – … mais elle n’a pas partout atteint le même stade…
Alors que certaines villes hésitaient encore à rejoindre le mouvement et à sortir pour réclamer la liberté, les habitants de Daraa, Lattaquié, Homs et Banias avaient déjà fait le constat à leur détriment que le pouvoir n’avait pas l’intention de dialoguer. Loin de vouloir reconnaître le bien fondé de leurs demandes, il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour casser leur protestation. Choqués par l’accroissement rapide du nombre des victimes et par la cruauté manifestée par ceux que le régime avait chargés de la répression, ils se sont rendus à l’évidence : la liberté à laquelle ils aspiraient et pour laquelle tant de leurs parents, amis, voisins ou camarades étaient déjà tombés, ne pourrait être obtenue que par un renversement du régime. Quelque temps et quelques centaines de morts plus tard, ils en sont venus à la conviction que la répression était menée sur le terrain, non pas à l’insu ou malgré le chef de l’Etat, comme sa conseillère politique et médiatique Bouthayna Chaaban avait pour mission de le faire accroire, mais aux vu et su et conformément aux ordres explicites de Bachar Al Assad. Ils ont donc franchi un nouveau palier dans leur protestation. Pour parvenir à la liberté par les moyens pacifiques qui restait leur objectif, ils ont commencé à exiger le départ du chef de l’Etat, que ne réclamaient pas encore ceux qui entraient seulement au même moment dans le mouvement. C’est ainsi que s’explique l’apparente contradiction relevée par les observateurs dans les revendications des manifestants.
2.12 – … et elle n’est pas encore perçue comme un mouvement national
Bien que les protestataires aient partout fait du 25 mars le « Vendredi de la Dignité », du 1er avril le « Vendredi des Martyrs », du 8 avril le « Vendredi de la Fermeté », du 15 avril le « Vendredi de la Détermination », etc., deux autres éléments empêchent la contestation d’apparaître comme un véritable mouvement national, plutôt que comme une somme de mouvements locaux entre lesquels une coordination existe, mais dont l’unité reste à réaliser. Le premier élément est la gestion avant tout locale de la protestation. Ses animateurs voulaient susciter un vaste mouvement à l’échelle du pays. C’est ce qu’ils souhaitaient en appelant leurs compatriotes à sortir en masse, les 4 et 5 février, pour occuper et « libérer » dans les villes des lieux publics symboliques. On sait qu’ils n’ont pas été suivis. La contre-propagande du régime qui a tout fait et tout dit pour décrédibiliser un mouvement « inspiré par l’étranger », le quadrillage policier massif mis en place par les autorités à l’intérieur et à l’extérieur des agglomérations, et l’ignorance par les Syriens qu’ils étaient capables de surmonter leur peur, ont dissuadé la grande masse des hésitants à participer à des rassemblements. Ils ont donc été différés de semaine en semaine, jusqu’à ce que l’étincelle de Daraa mette le feu aux poudres et provoque la vague de réprobation dont on constate aujourd’hui l’ampleur. Le second élément, ce sont les réticences de certains Syriens, dans tous les milieux, dans toutes les communautés et dans toutes les régions, à emboiter le pas à ceux qui en sont venus à appeler à la chute du régime et au départ de Bachar Al Assad. On ne peut nier que, aussi insatisfaits soient-ils par la gestion du pouvoir actuel, de nombreux Syriens préfèrent le statu quo à une révolution qui pourrait s’avérer positive pour la majorité d’entre eux, mais qui privera les actuels bénéficiaires du système d’une partie au moins de leurs ressources, qui redistribuera les cartes et qui risque de s’accompagner d’un nombre accru de pertes en vies humaines.
2.13 – La contestation n’a pas de figure emblématique
Si la contestation en Syrie se voit et s’entend, bien au-delà des frontières du pays, elle n’est pas encore parvenue à s’incarner dans une figure emblématique. Elle a partout des meneurs, mais, parce qu’ils sont condamnés à la clandestinité, elle n’a ni un Lech Walesa, ni un Vaclav Havel. Elle a plus d’un millier de martyrs, qu’honorent les différentes villes. Mais elle n’a pas encore l’icône qu’était devenue pour les Tunisiens le vendeur à la sauvette Mohammed Bouazizi et pour les Egyptiens le bloggeur Khaled Saïd. A moins que le jeune Hamzeh Al Khatib (13 ans), arrêté alors qu’il apportait des provisions aux habitants de Daraa assiégée et torturé à mort ans par les moukhabarat, devenu le symbole des souffrances et de la résistance de la ville, soit également adopté par l’ensemble des protestataires syriens. Après plus de deux mois d’existence, la contestation syrienne reste par ailleurs une contestation sans visage, sans chef, sans porte-parole. Elle ne s’incarne pas dans un homme, dans une femme ou dans un groupe d’hommes et de femmes qui en seraient les représentants ou les porte-parole accrédités. Il est évident que les conditions ne sont pas remplies d’une apparition au grand jour de ceux qui, dans l’ombre, animent, organisent, coordonnent ou choisissent les mots d’ordre des prochains vendredis. Tout cela ne facilite pas l’identification d’un mouvement que l’opposition traditionnelle soutient et auquel elle participe, mais sans y jouer le rôle moteur et sans prétendre l’orienter, le contrôler, ou le représenter. Du moins à ce stade. Car le temps viendra peut-être où le pouvoir recherchera enfin des interlocuteurs, sans que les animateurs anonymes de la contestation puissent prendre le risque de se découvrir. Les uns et les autres pourraient alors faire appel aux « opposants » (les acquis et les échecs de l’opposition feront l’objet de la 3ème partie de cette étude).
2.14 – La contestation n’a toujours pas fait basculer les deux grandes villes
Les animateurs de la contestation ne se bercent pas d’illusion : les habitants des beaux quartiers de Damas et d’Alep ne les rejoindront au mieux qu’au dernier moment, pour sauver ce qu’ils pourront, voler au secours de la victoire et tenter de récupérer à leur profit un mouvement qu’ils auront auparavant dénigré ou observé avec suspicion. Cette situation, qui se reproduit à des degrés différents dans la plupart des grandes villes, ne les préoccupe pas outre mesure. Ils travaillent à mobiliser le reste des quartiers, encore nombreux, surtout lorsqu’ils sont le fief de minorités confessionnelles, à hésiter sur le choix à effectuer. Ils sont confiants que les révolutions restent toujours le fait de minorités engagées, convaincues de la grandeur de leur cause et prêtes à beaucoup de sacrifices et d’altruisme. Et ils gardent en tête l’objectif de parvenir à occuper enfin l’une des grandes places publiques, la place des Abbassides à Damas et la place Saadallah Al Jabiri à Alep, pour installer en « territoire libéré » le centre symbolique de la « nouvelle Syrie ».
2.15 – La contestation a acquis la bienveillance de militaires…
Il n’y a pas lieu de douter, tant les témoignages abondent, que des militaires, y compris au sein de la 4ème Division, de la Garde Républicaine et des Forces Spéciales, noyau dur des troupes fidèles au régime, ont refusé de tirer sur les manifestants, en constatant qu’ils avaient à faire à de simples citoyens désarmés et pacifiques, et non aux terroristes ou aux infiltrés contre lesquels on les avait en principe engagés. Officiers ou simples soldats, ceux auxquels leur conscience dictait de ne pas ouvrir le feu ont été pour la plupart immédiatement passés par les armes par les agents des moukhabarat escortant et surveillant les unités militaires… comme aux plus beaux jours de Hafez Al Assad, où les gardes assurant la surveillance des casernes étaient eux-mêmes surveillés par des agents des services de renseignements. Selon un officier de la 4ème Division, un alaouite de Masyaf laissé pour mort pour avoir refusé de liquider Ousama Al Sayasneh, fils de l’imam de la grande mosquée de Daraa, plusieurs centaines de militaires appartenant à la 3ème et à la 5ème divisions, déployées en appui dans et autour de la ville, auraient ainsi été passés par les armes. Des familles d’officiers et de simples soldats ont donné à ce sujet des témoignages concordants. Signe évident que leur décès n’était pas intervenu de manière naturelle et que le commandement ne tenait pas à leur rendre honneur, des dépouilles d’officiers ont été restituées à leurs familles sans être accompagnées, comme le veut l’usage, de représentants de la hiérarchie. Mais on ne peut déduire de ces agissements individuels plus qu’ils ne signifient, à savoir que des militaires, à titre personnel, n’ont pu se résoudre à accomplir des gestes auxquels rien ne les avait préparés et que leur conscience réprouvait, quoi qu’il en soit de la sympathie ou de l’antipathie éprouvée par eux pour les manifestants.
2.16 – … mais elle n’a pas encore provoqué de divisions dans l’armée
L’espoir de la contestation de parvenir à une division de l’armée, moins destinée à dresser ses éléments les uns contre les autres qu’à affaiblir le régime en le privant d’une partie de ses soutiens, paraît encore lointain. Mais, comme l’a souligné la mobilisation du vendredi 27 mai, « Joumaat Houmat al Diyar » (Vendredi des Protecteurs de la Patrie), les protestataires ne désespèrent pas de convaincre la troupe de se ranger avec le temps du côté du peuple. Plusieurs messages de personnalités politiques ou religieuses avaient été préalablement adressés à l’armée syrienne, lui rappelant quelles étaient ses missions et l’invitant à ne pas retourner ses armes contre ceux qu’elle avait vocation de protéger, au profit d’un pouvoir qui n’avait pour elle pas le moindre respect. Dans les rangs des protestataires, on a la conviction que des désertions massives et le ralliement à la contestation d’unités de l’armée ne pourront intervenir que lorsque les cheykhs, chefs tribaux et personnalités religieuses, auront jeté leur poids dans la balance.
2.17 – La contestation n’a pas le soutien clair des milieux d’affaires
Comme on pouvait s’y attendre, les milieux d’affaires, principaux bénéficiaires de l’ouverture économique intervenue en Syrie au cours des dernières années, se sont gardés d’afficher un soutien quelconque à la protestation. Le choix était et reste pour eux difficile, entre la préservation d’intérêts immédiats, limités mais palpables, et l’appui à un mouvement de libération dont certains approuvent les objectifs, tout en redoutant qu’il porte atteinte à leurs avantages et qu’il se révèle au bout du compte préjudiciable à leurs affaires et à leur prérogatives. Ils ont tout lieu de se méfier par ailleurs des conséquences que ne manquerait pas d’avoir leur velléité de se ranger, dès à présent, du coté de la contestation. Pour prévenir la contagion, le régime ne manquerait pas de châtier avec la plus grande sévérité ceux chez qui il soupçonnerait ne serait-ce qu’une certaine sympathie envers les manifestants. Malgré cela, il se dit que des commerçants et des industriels ont mis en place des procédures qui leur permettent d’apporter en toute discrétion une aide matérielle au mouvement. Du côté des protestataires, on a conscience que le contrôle des manifestations, le rejet de la violence, le respect des biens publics et privés, et le refus des slogans hostiles à une composante ou une autre de la société, constituent des éléments importants dans leur stratégie de récupération des hommes d’affaires. Si des slogans ont pris pour cible la corruption et les corrompus, dont le parangon reste le cousin du chef de l’Etat, ils n’ont jamais visé d’autres hommes d’affaires et encore moins menacé une classe sociale déterminée.
2.18 – La contestation a gagné la bataille médiatique
Après le renversement du mur de la peur, l’affirmation du caractère pacifique de la protestation et la préservation de l’unité nationale, la conquête des opinions publiques est à ce jour l’un des principaux acquis de la révolution en cours. Le courage des manifestants a suscité l’admiration et la sympathie de ceux qui, à travers le monde, ont constaté le stoïcisme avec lequel les Syriens affrontaient l’armée et ses chars, les moukhabarat et leurs instruments de torture, les chabbiha et leur violence haineuse. La discipline des défilés, la volonté consensuelle des slogans, l’humour des protestataires leur ont valu le respect et l’estime de tous, et en premier lieu de ceux qui savent par expérience de quoi le régime syrien est capable. S’ils n’ont pas grand mérite à avoir gagné la bataille de l’image, face à un adversaire aussi dénué de sens moral, ils ont aussi gagné, dans des conditions beaucoup plus difficiles, la bataille de la technique. Depuis les premières manifestations, boycottées ou délibérément déformées par les médias syriens, ils ont veillé à faire parvenir à l’extérieur du pays les images permettant aux internautes et aux téléspectateurs de juger par eux-mêmes du comportement des parties en présence. Grâce aux conseils d’amis tunisiens et égyptiens, qui leur ont recommandé d’arborer des panneaux et banderoles en d’autre langue que l’arabe, d’y faire figurer la date et le lieu des manifestations, de présenter des témoignages non sujets à caution… ils ont constamment amélioré la diffusion et la crédibilité de leur message. Des activistes se sont chargés de dévoiler au jour le jour, sur une page dédiée de Facebook, les mensonges des journaux gouvernementaux et des télévisions officielles. D’autres ont tenu la liste des « ennemis de la révolution », rapportant les faits et gestes des hommes politiques, des hommes d’affaires, des artistes, des hommes de religion… favorables à la répression menée par le régime. Des chansons ont été composées et enregistrées pour souligner le courage des manifestants ou pour tourner en dérision les accusations du régime.
2.19 – La contestation en passe de gagner la bataille diplomatique
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la bataille diplomatique ait également tourné à l’avantage de la protestation. Les semaines passant, les pays démocratiques les plus favorables à la Syrie se sont démarqués du régime et, sous la pression de leur opinion publique, révoltée par la sauvagerie de la répression et conquise par la dignité des manifestants, ils se sont résolus à placer Bachar Al Assad, son frère Maher Al Assad, leurs cousins Makhlouf, Chalich et Najib, en tête de liste des responsables syriens sanctionnés pour leurs agissements. Stimulés et incités à persévérer dans leur contestation pacifique par cette reconnaissance, les manifestants n’attendent plus qu’une chose : que le conseil de sécurité de l’ONU officialise la création d’une cour pénale internationale pour juger les crimes contre l’humanité du régime syrien. Ils pensent que c’en sera fait alors de Bachar Al Assad et de son régime, puisque l’affirmation internationale de leur illégitimité devrait encourager les hauts fonctionnaires, les diplomates et les cadres de l’armée à prendre leurs distances et à rejoindre les rangs de la contestation.
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