Correspondant de France 2 en Israël et dans les Territoires palestiniens depuis 34 ans, le journaliste franco-israélien Charles Enderlin quitte le bureau de Jérusalem le 17 août. Avant de prendre sa retraite de la chaîne à la fin de l’année, il s’est livré au JDD.fr.
Michaël Bloch – leJDD.fr
Comment avez-vous commencé à travailler pour France 2?
C’était en 1981. La chaîne cherchait des pigistes car il n’y avait pas encore de bureau d’Antenne 2 à Jérusalem et j’ai commencé à faire des piges pour eux. En 1988, j’ai quitté la radio israélienne pour travailler à plein temps durant la 1ère Intifada (soulèvement en arabe, Ndlr). Le 1er janvier 1990, j’ai été titularisé pour devenir le correspondant permanent de France 2 à Jérusalem.
En quelle année étiez-vous arrivé en Israël?
En mai 1968, j’étais en fac de médecine dans un comité de grève. Visiblement, je n’étais pas fait pour faire médecine, puisque j’ai été viré de la fac. A 23 ans, je suis donc parti en Israël en décembre 1968 pour accomplir un projet citoyen.
C’est à dire, un projet citoyen?
J’ai décidé d’aller dans un kibboutz (ferme collective, Ndlr) dans ce pays en voie de développement. Je voulais voir ce qu’il se passait dans ce pays où le poids de la religion était beaucoup moins important qu’il ne l’est aujourd’hui. Je suis resté au kibboutz six mois..
Depuis 1981, est-ce que vous voyez une évolution dans la manière dont se fait ce métier de correspondant en Israël?
L’ensemble de la profession s’est transformée. Au tout début, je devais envoyer mes textes par telex. Aujourd’hui, quand je demande à un jeune journaliste s’il sait ce qu’est le telex, on me regarde avec des yeux ronds. Pendant longtemps quand on devait appeler la rédaction, on s’arrêtait devant une cabine téléphonique et on utilisait le PCV (permettant à la communication d’être prise en charge par l’interlocuteur, Ndlr). Aujourd’hui on n’envoie presque plus de reportages par satellite. Tout passe par le web.
Et sur le fond? Y a-t-il aujourd’hui davantage de correspondants dans la région qu’il y a 30 ans?
Cela dépend bien entendu de l’actualité, de l’appétit des rédactions. En ce moment, on est plutôt dans une période de baisse. Le conflit israélo-palestinien n’intéresse plus tellement. J’ai vu des bureaux littéralement fondre. Les grandes chaines américaines (ABC, NBC, CBS), à l’exception de CNN et Fox, n’ont maintenant plus qu’un “Young Correspondant” sur place. Une grande chaîne de télévision australienne a préféré fermer son bureau à Jérusalem pour en ouvrir un à Beyrouth parce qu’il est plus facile de couvrir de là-bas ce qui se passe dans le monde arabe.
Pourquoi le conflit israélo-palestinien intéresse moins?
Parce qu’il n’y a aucun changement. Le processus de paix est bloqué. Les grandes chaines ne font plus de suivi. Après la révolution en Egypte, que j’ai couverte, aucune grande chaîne n’est allée voir comment se transformait l’Egypte : quelle est la politique du président Sissi, comment se déroule le combat contre l’islam radical dans le Sinaï, les atteintes aux droits de l’homme, où en sont les jeunes révolutionnaires… Ce sont des événements historiques, d’une ampleur gigantesque. A deux reprises les réseaux sociaux ont permis le renversement de deux présidents élus en Egypte. On ne l’a pas assez analysé sur le fond.
Est-ce que les réseaux sociaux Facebook et Twitter ont changé quelque chose dans la manière dont vous faites votre métier?
J’ai un blog. Je suis sur Facebook. Sur Twitter, j’ai plus de 26.000 abonnés. Je réponds aux questions. C’est très utile, en particulier en cas de Breaking News. Il y a toujours un journaliste ou un témoin qui enverra des infos sur les réseaux sociaux. C’est devenu pour moi un instrument de travail.
Est-ce qu’il n’y a pas une certaine lassitude de travailler dans un bureau où on voit des morts presque tous les jours, particulièrement pendant la 2e intifada.
Cela a été une période très difficile. Lorsqu’on habite dans la ville où se déroule les attentats suicides pratiquement tous les deux jours, on s’inquiète bien évidemment pour sa famille, pour ses amis. Mais malgré tout, on est obligé d’aller filmer. Pour les équipes israéliennes et palestiniennes qui travaillaient pour France 2, il y a eu un moment où cela a été très difficile. On a même envisagé de mettre en place une cellule psychologique. Depuis, il n’y a quasiment plus de terrorisme.
«Il n’y aura pas deux Etats.Les 400.000 colons israéliens ne seront pas évacués de Cisjordanie.Les Israéliens ne sont pas prêts à renoncer à Jérusalem-Est et au Mont du Temple (Esplanade des Mosquées pour les musulmans) et la direction palestinienne non plus. »
Pourquoi n’avez-vous jamais quitté le bureau de Jerusalem?
A un moment donné, j’ai été candidat pour le bureau de Washington. France 2 a décidé de le donner à mon ami Alain de Chalvron. La chaine a préféré me laisser à Jérusalem..
Vous êtes très pessimiste sur la situation, pourquoi?
Ce n’est pas du pessimisme, mais juste la réalité. Il n’y aura pas deux Etats. Les 400.000 colons israéliens ne seront pas évacués de Cisjordanie. Les Israéliens ne sont pas prêts à renoncer à Jérusalem-Est et au Mont du Temple (Esplanade des Mosquées pour les musulmans) et la direction palestinienne non plus.
Comment envisagez-vous l’avenir pour Israël?
Jamais la position d’Israël n’a été aussi bonne qu’aujourd’hui. Il n’y a pas de grande armée arabe qui le menace. La coordination militaire est excellente avec l’Egypte et avec la Jordanie. Encore jeudi 23 juillet, on a appris que l’armée israélienne avait transmis 16 hélicoptères de combat à son voisin hashémite pour affronter Daesh. Israël a des relations indirectes avec le Hamas et presque un début d’accord sur Gaza. Le Hezbollah est occupé en Syrie. Les plus importantes réserves de gaz naturel se trouvent en Méditerranée, au large des côtes israéliennes. Israël va vendre du gaz à la Jordanie et même peut être à l’Egypte. Avec les Palestiniens, c’est le calme complet. La police palestinienne coopère avec les Israéliens. Tout semble aller très bien pour Israel. En fait, les problèmes sont intérieurs : quelle est la place de la religion ? Quelle solution à la question palestinienne? Deux Etats? Un Etat binational? L’ancien Premier ministre, Ehud Barak, affirme qu’Israël va vers l’apartheid. Personnellement je n’aime pas ce terme.
Pourquoi?
Parce que cela impliquerait qu’il y ait des lois raciales. Vis à vis des Palestiniens, c’est une situation d’occupation. On ne peut pas comparer la situation avec celle de l’Afrique du Sud.
Cela vous étonne de voir des militants pro-palestiniens manifester pendant la dernière guerre de Gaza mais pas pour les Palestiniens de Yarmouk en Syrie?
Il est parfaitement légitime de manifester pour les Palestiniens, durant et après la dernière guerre à Gaza. Mais je ne vois pas beaucoup de manifestations pour les chrétiens massacrés par Daesh ou réduits en esclavage par dizaines de milliers en Syrie et en Irak. Sans parler des milliers de Palestiniens qui sont morts dans le camp de réfugiés de Yarmouk en Syrie, pris pour cible par Daesh ou les forces gouvernementales.
Est-ce que vous ne regrettez pas une partie de votre commentaire télévisuel sur Mohamed Al Dura, en particulier le fait d’assurer avec certitude que les tirs venaient de la position israélienne?
Absolument pas. Cette campagne contre moi et France 2, qui a démarré en 2001, était destinée à persuader une partie de la communauté juive de ne pas écouter ce que j’écrivais dans mes reportages, mes livres ou mes documentaires qui ne correspondaient pas du tout à la doxa officielle israélienne. A savoir que les Palestiniens ont refusé les propositions généreuses d’Israël en 2000 à Camp David, ont déclenché l’Intifada et qu’ils veulent détruire Israël en faisant affluer des millions de réfugiés dans le pays. Ce qui était – et est !- bien entendu faux !
Est-ce que vous faisiez attention à la manière dont vos images, vos commentaires étaient reçus en France?
Si on commence à réfléchir, à chaque reportage, aux gens qu’on va mécontenter, on ne fait plus de journalisme.
Est-ce dur de garder un certain équilibre dans sa couverture du conflit israélo-palestinien?
Il faut être un peu schizophène, essayer de neutraliser les sentiments personnels. Il est épouvantable de se retrouver dans un hôpital à Gaza où des dizaines d’enfants gravements blessés arrivent parce qu’il y a eu un bombardement israélien. Pareil à Jérusalem ou à Tel Aviv, après un attentat palestinien. C’est terrible de voir des gens très proches qui perdent des enfants, des amis. Il faut essayer de voir au delà de l’horreur du quotidien, tout en la couvrant.
Conseillerez-vous aujourd’hui à un jeune journaliste de venir travailler en Israël et dans les territoires palestiniens?
Je vois des jeunes journalistes qui viennent démarrer leur carrière en faisant des piges à Ramallah ou à Jérusalem. Je ne suis pas sûr que financièrement, cela soit une bonne affaire. Aujourd’hui, des jeunes se lancent dans une carrière de pigiste dans une région dangereuse, pas seulement en Israël et dans les territoires palestiniens, sans assurance, sans moyens. C’est la recette d’une catastrophe annoncée. Cela peut se terminer très mal. Il faut essayer de démarrer une carrière dans une grande rédaction et monter les échelons petit à petit.
Quelles sont aujourd’hui vos relations avec France 2?
Excellentes. La chaîne m’a toujours soutenu au fil des ans. Le 17 août, je remets le bureau de Jérusalem à mon successeur Frank Genauzeau, qui est un excellent journaliste. Je quitterai la chaîne définitivement à la fin de l’année. D’ici là je ne travaillerai pas pour une autre télé.. Après je verrai..
Votre documentaire Au nom du Temple sur le messianisme juif a pourtant mis un peu de temps à être diffusé sur la chaîne?
Il y a eu des problèmes de programmation. Ils se sont finalement réglés. Le film a pas mal marché. Il est sur Youtube, il a été sur Télérama, Médiapart. L’affaire israélienne n’était pas au top des préoccupations des programmateurs.
Qu’avez vous prévu de faire à votre retraite?
Je vais continuer à travailler. J’ai un livre en cours, un projet de documentaires. Le public veut qu’on lui fournisse des explications. Le journalisme de l’instant finit par fatiguer. Avec mon producteur, on discute d’une série de documentaires pour expliquer comment la région s’est transformée depuis 50 ans : l’échec des nationalismes arabes, la place de la religion dans la région, comment on est passé de la théologie des Frères musulmans du début du XXe siècle à Al Qaida et Daesh, comment le sionisme de gauche, libéral, a laissé la place à un sionisme religieux et nationaliste en Israël. Aujourd’hui, c’est lui qui a gagné la partie.