Par Hervé Gattegno
Pendant plus de vingt ans, Béchir Saleh n’a pas imaginé passer une journée sans échanger un regard ni une parole avec le colonel Kadhafi. Jusqu’aux semaines qui ont précédé la chute du dictateur libyen, il fut son plus proche collaborateur et son confident. L’homme pour qui, sans doute, il avait le moins de secrets. À Tripoli, dans la caserne Bab al-Azizia, où celui qui s’était proclamé « guide de la grande révolution » vivait reclus et entouré de gardes dans une atmosphère d’exaltation et de paranoïa, leurs bureaux étaient mitoyens et reliés par une ligne directe.
Les visiteurs devaient passer par lui pour rencontrer le leader, qui siégeait dans une pièce aménagée sans luxe et ornée d’une immense carte de l’Afrique. De là, on accédait à une cour où paissaient deux chamelles qui lui fournissaient sa ration quotidienne de lait. Quand Kadhafi partait en voyage, il exigeait que Saleh l’accompagne ou restait au moins en liaison téléphonique avec lui. Dans les manifestations officielles, on le repérait facilement : il était le seul Noir de la délégation. Certains Occidentaux qui ont côtoyé le dirigeant libyen au faîte de sa puissance racontent une légende selon laquelle celui-ci ne prenait jamais une décision importante sans être en mesure de toucher l’épaule de son conseiller, comme si ce personnage discret, à l’œil vif et au sourire doux, était un talisman. La légende disait peut-être vrai : le 20 octobre 2011, lorsque la mort de Kadhafi a été annoncée par les rebelles, Béchir Saleh ne l’avait pas vu depuis deux mois. Il a appris la nouvelle par la télévision. Quelques semaines plus tard, il quittait la Libye sans savoir s’il pourrait y revenir un jour.
D’abord réfugié en Tunisie, puis en France – d’où il a dû partir précipitamment entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012 –, il est aujourd’hui exilé en Afrique du Sud avec une partie de sa famille. Sa présence n’est ni officielle ni secrète – il dispose de longue date de relations haut placées dans ce pays. Disons qu’il s’efforce de ne pas trop attirer l’attention. Au printemps 2013, le nouveau régime libyen a délivré un mandat d’arrêt international à son encontre, sous l’accusation de « détournement de fonds ». Interpol diffuse dans le monde entier une demande d’arrestation qui le vise. À Johannesburg, où il a sollicité l’asile politique, il circule néanmoins librement et, à l’en croire, des représentants de plusieurs États l’ont approché depuis son arrivée pour solliciter ses confidences ou lui offrir un abri. Les portraits que lui consacre régulièrement la presse, en Europe comme en Afrique, le décrivent sous les traits d’un personnage fuyant et sulfureux : au mieux un trésorier occulte, au pire un prévaricateur. On le soupçonne d’avoir gardé la main sur une partie de la fortune amassée par le clan Kadhafi ou d’avoir financé la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Il n’a cependant été questionné ni convoqué par aucun juge et, depuis son départ de France, il n’a jamais pris la parole publiquement ni répondu à un journaliste.
« Il n’a rien à dire sur lui-même, mais il est prêt à parler de son pays », m’avait confié il y a quelques mois l’un de ceux qui, à Paris, restent en contact avec lui. C’était au moins un point de départ. L’histoire de cet homme est si intimement liée à celle de la Libye de Kadhafi – du rapprochement avec l’Occident jusqu’à l’effondrement – qu’il en est forcément un témoin privilégié. Mes messages lui sont parvenus et, après une période d’hésitation, il a donné son accord pour me recevoir. Nous nous sommes alors retrouvés dans une suite du Michelangelo, un hôtel de luxe de Sandton, banlieue moderne considérée comme le principal centre d’affaires de Johannesburg. Là, de longues heures durant, Béchir Saleh s’est efforcé de reconstituer la succession d’événements qui ont fait de lui un personnage respecté, jalousé puis trahi. Sans passion, parfois avec fatalisme, il m’a raconté comment une guerre qu’il n’avait eu de cesse d’empêcher l’a finalement condamné à vivre comme un proscrit.
50 millions pour Sarkozy ?
Béchir Saleh parle d’une voix tranquille, une main posée à plat sur la table, l’autre serrant un chapelet. Il s’exprime dans un excellent français, tout juste parasité par quelques anglicismes et de rares lacunes de vocabulaire. Il porte un costume sombre de bonne coupe, des chaussures bien cirées – il mettra une cravate pour se faire photographier. Rien dans son attitude ne trahit l’inquiétude ni la colère. C’est plutôt l’incompréhension qui semble le miner.
« Depuis la mort de Kadhafi, dit-il, beaucoup de personnes racontent des histoires qui n’ont pas existé. Toutes ces accusations auxquelles Kadhafi ne peut plus répondre, c’est sur moi qu’on veut les faire peser. Pourtant, je n’ai rien volé et, Dieu m’en est témoin, je n’ai pas de sang sur les mains. J’ai servi Kadhafi, j’ai servi mon pays. Mais je n’ai commis aucun des crimes dont on parle. Et la plupart de ceux qui m’accusent le savent parfaitement. » S’il s’est enfui, de Libye puis de France, ce n’est pas, jure-t-il, pour échapper à la vérité mais « à l’injustice », peut-être pire. « La Libye aujourd’hui n’est pas un État de droit. En Europe, vous faites semblant de croire que parce que Kadhafi est tombé, la démocratie est en chemin. C’est faux. Le gouvernement n’a aucune légitimité ; ce sont les milices qui ont le pouvoir. Dans ces conditions, il ne peut pas y avoir de justice. On me jetterait en prison, peut-être qu’on me tuerait. Tant qu’on en sera là, je ne rentrerai pas. »