La DGSE compte 7.100 agents et possède un budget de 880 millions d’euros.
ENQUÊTE – Malgré des moyens en forte hausse, le service extérieur français est accusé de ne pas avoir vu venir l’invasion russe en Ukraine, ni les coups d’Etat au Sahel. Procès mérité ? Plongée dans la maison la plus secrète de la République.
Sans tambour ni trompette. Le 2 avril, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a fêté son quarantième anniversaire dans la plus grande discrétion. Réserve traditionnelle d’une maison où le silence est d’or ? Pas seulement. Si la « Boîte » a su, ces dernières années, habilement surfer sur l’image flatteuse de la célèbre série Le Bureau des légendes, elle fait l’objet depuis quelques mois d’interrogations, de doutes même, dans le petit monde du renseignement français. Le service le plus puissant de France, sous tutelle du ministère des Armées, mais, dans les faits, rattaché directement à l’Elysée, est accusé, pêle-mêle, de ne pas avoir vu venir l’invasion russe en Ukraine, quand la CIA ou le MI6 britannique l’annonçaient dès l’automne 2021; de ne pas avoir anticipé les coups d’Etat au Mali ou au Burkina Faso, pourtant prés carrés traditionnels des espions français ; de ne pas avoir « reniflé » non plus la trahison australienne sur l’achat de sous-marins français.
Cette petite musique est d’autant plus fâcheuse que la DGSE a bénéficié d’un impressionnant soutien financier sur la dernière décennie. Son budget, de 880 millions d’euros, a augmenté de 50% depuis 2012. Ses effectifs sont passés de 6.000 à 7.100 agents depuis 2008, avec 1.000 postes supplémentaires prévus de 2019 à 2025 (linguistes, analystes, cryptographes…). Emmanuel Macron, grand lecteur des notes jaunes de la maison – et qui l’a sollicitée dès son arrivée, en lui demandant de fournir plus d’informations sur les réseaux de passeurs de migrants opérant en Libye et en Turquie –, a même décidé de la gratifier d’un nouveau siège ultramoderne. La DGSE troquera, en 2028, son antique caserne du boulevard Mortier pour un bâtiment flambant neuf sur le site du Fort Neuf de Vincennes, projet pharaonique estimé à 1,4 milliard d’euros (lire ci-dessous).
Eric Vidaud (DRM), bouc émissaire ?
Dans le microcosme du renseignement, cette omnipotence interroge. « Le patron de la DGSE est bien plus puissant qu’un ministre, souligne un familier du ministère des Armées. Dans les faits, il ne rend de comptes à personne. » Le remerciement brutal, en mars, du patron de la Direction du renseignement militaire (DRM), le général Eric Vidaud, accusé de myopie sur les intentions russes en Ukraine, a été vécu par beaucoup comme injuste. « L’intention de Vladimir Poutine d’y aller ou pas, c’est du renseignement politique, donc le boulot de la DGSE, rappelle un initié. La “Boîte” était leader sur le dossier. Mais, comme d’habitude, elle a échappé au procès. » Selon nos informations, les membres de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), l’organe de contrôle des services qui rassemble députés et sénateurs, ont demandé des auditions et informations supplémentaires pour cerner les potentiels manquements de la DGSE. « L’an passé, le service a répondu à plusieurs centaines de questions écrites de la DPR, réagit un proche de la DGSE. Mais sur l’Ukraine, la DPR ne s’est jamais manifestée. »
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Que vaut vraiment la maison du boulevard Mortier ? Comment la situer parmi ses homologues occidentaux (CIA, MI6, Mossad…) ? Difficile de donner la parole à la principale intéressée : elle refuse de la prendre. « La DGSE ne parle pas, la DGSE ne revendique pas, la DGSE ne commente pas », répond invariablement son patron depuis 2017, le diplomate Bernard Émié. D’autres le font pour elle, y compris au plus haut niveau de l’Etat. Dans ses bureaux situés à deux pas de l’Elysée, Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, défend mordicus la boutique : « Le président est très satisfait du travail fourni par la DGSE, assure l’ancien patron de la DGSI. Depuis 2017, sa volonté a été d’accroître fortement les moyens du service, avec une hausse des effectifs de près de 10% sur le quinquennat. »
Les anciens de Mortier ne se font pas non plus prier pour louer la qualité de la maison. »Avec la DGSE, la France a un service de renseignement de tout premier plan, au-delà de son vrai rang mondial, assure Alexandre Hollander, président de la société de sécurité Amarante International, et ancien officier du Service Action de la DGSE. Tout n’est évidemment pas parfait, mais on a la chance d’avoir un service haut de gamme, efficace, et qui coûte bien moins cher que beaucoup de ses homologues.« De fait, la « Boîte » ne pèse que 2% du budget du ministère des Armées. Loin, très loin des 62,3 milliards de dollars alloués par Washington à ses 17 services de renseignement (CIA, NSA, NRO, NGA…).
« Clairement dans le Top 3 »
Que pensent justement les gros bonnets du renseignement US ? Ils sont, fait marquant, tout aussi enthousiastes sur le service extérieur français. « La DGSE figure, à l’évidence, parmi les toutes meilleures agences du monde, assure à Challenges Gina Haspel, directrice de la CIA de 2018 à 2021, une espionne de haut vol rompue aux opérations clandestines. Je la place clairement dans le top 3 de nos partenaires. Son expertise sur le contre-terrorisme et l’Afrique est de premier ordre. Sur la Russie également, j’ai toujours été très intéressée par son analyse. » Certes, le service français ne fait pas partie de la famille des Five Eyes, l’alliance informelle des services de renseignement anglo-saxons, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande. Mais les maîtres espions américains n’y voient pas le signe d’un déclassement. « Il y a beaucoup d’aspects de la relation entre la CIA et la DGSE qui vont bien au-delà des interactions au sein des Five Eyes« , souligne à Challenges John Brennan, directeur de la CIA de 2013 à 2017. L’idylle n’est pas achevée, bien au contraire : le nouveau boss de l’agence de Langley (le siège de la CIA en Virginie), le diplomate Bill Burns, était ambassadeur en Jordanie au même moment que Bernard Émié dans les années 1990. Les deux hommes sont restés proches.
La guerre en Ukraine a quand même mis en lumière un fossé béant entre les deux pays. Quand la CIA alertait sur l’imminence de l’invasion russe, multipliant les fuites d’informations classifiées pour déflorer les plans de Poutine (une technique baptisée campaigning), les services tricolores, DGSE en tête, estimaient qu’il ne franchirait pas le Rubicon. Myopie totale des espions français ? Après enquête, la réalité est plus nuancée. Dès le printemps 2021, la DGSE multiplie les notes, s’inquiétant d’une pression russe accrue sur Kiev et d’un risque de conflit. « Le discours est, à l’époque, plus alarmiste que celui de la CIA et du MI6 », résume un connaisseur de la maison. Mais à l’automne, les positions s’inversent. Alors que Moscou lance un énorme exercice militaire russe Zapad (100.000 soldats russes aux frontières de l’Ukraine), Washington et Londres redoutent une possible invasion dès octobre. La DGSE, elle, reste circonspecte.