BEN JUDAH est analyste spécialiste de l’Europe à l’Atlantic Council, un centre de réflexion américain. Journaliste et écrivain, il est l’auteur de Fragile Empire (Yale University Press, non traduit), une étude sur la Russie de Vladimir Poutine.
LE FIGARO. – Pourquoi l’invasion de l’Ukraine semble-t-elle avoir surpris les spécialistes de la Russie ?
Ben JUDAH. – Malgré les avertissements des services de renseignement américains et britanniques, l’invasion de l’Ukraine par Poutine a été une surprise. Il y a quelques semaines à peine, la plupart des Européens, y compris les principaux experts de la Russie, les hauts fonctionnaires allemands et français ou le président ukrainien lui-même, pensaient que cela n’irait pas aussi loin. Le chef du renseignement allemand était même sur le terrain à Kiev lorsque les bombardements ont commencé.
L’une des raisons est que cette décision a constitué une rupture spectaculaire avec ce que nous savions du fonctionnement du régime russe. Poutine n’a pas toujours pris ses décisions seul. Lors de la deuxième révolution ukrainienne, en 2014 et la fuite du président prorusse Ianoukovitch, il a réuni au Kremlin ses collègues, comme il les appelait, les chefs des services de sécurité, des personnalités influentes en qui il avait confiance. Au cours de cette réunion, qui a duré toute la nuit, ils ont discuté de la politique intérieure et extérieure, pesé le pour et le contre d’une intervention en Ukraine et d’une annexion de la Crimée. Les responsables de la sécurité qui l’entouraient ont eu leur mot à dire dans cette conversation. Les conséquences politiques ont été analysées et ils ont même examiné des sondages d’opinion spécialement commandés sur comment le public russe réagirait à une annexion de la Crimée.
Les analystes ont donc eu l’impression que la Russie était un régime, au sens d’une structure autoritaire, certes centré autour d’un homme, mais où existaient des pôles d’influence capables de se faire entendre à l’intérieur du système. Ce n’était pas non plus un régime prêt à aller à l’encontre de l’opinion publique. Nous en avons déduit que c’était le mode de fonctionnement du système.
Que s’est-il passé depuis ?
Ce système a été profondément perturbé par le Covid. La pandémie a eu un impact sur Poutine lui-même. Dès le début de la crise sanitaire, il a cessé de se comporter comme le macho dont il aimait projeter l’image, l’homme de plein air, à cheval ou torse nu. Au lieu d’afficher publiquement son dédain pour la maladie, comme d’autres dirigeants autoritaires tels que Loukachenko par exemple, qui prétendait que le Covid n’existait pas et ne prenait ostensiblement aucune mesure de protection, Poutine s’est enfermé dans un confinement personnel presque total. Il a sans doute été le dirigeant au monde à établir autour de lui les règles les plus strictes, plus encore que celle qui entouraient le président chinois. Même les membres les plus importants du régime ne pouvaient pas avoir accès à lui sans passer par une quarantaine de deux semaines, avant de passer par un sas de désinfection, avant de pouvoir lui parler. Cette bulle que Poutine a créée autour de lui a changé la nature du système russe. Même le premier cercle, celui des personnes qui le côtoyaient régulièrement, des associés et des collègues de longue date, a perdu tout réel accès à lui, et toute forme d’influence ou de conseils quotidiens qu’ils auraient pu avoir sur lui. Le Covid a placé Poutine dans une position où il commence à prendre des décisions complètement seul.
On sait aussi depuis un certain temps que Poutine a des problèmes de santé. Au cours des sept dernières années, nous l’avons vu disparaître de la vie publique pendant certaines périodes, et son visage changer sous les opérations de chirurgie esthétique. Son comportement face à la crise du Covid est celui d’une personne gravement immunodéprimée.
La nature de sa maladie reste un sujet de spéculations. Certains experts disent qu’il pourrait avoir la maladie de Parkinson. D’autres spéculent sur les effets d’une chimiothérapie, mais la vérité est que nous ne savons pas. Nous sommes revenus à une époque où il fallait décrypter la politique à l’intérieur du Kremlin en analysant la position des dirigeants soviétiques sur le mausolée de Lénine pendant les parades militaires sur la place Rouge.
Quelles ont été les conséquences en Russie ?
Cet isolement a conduit le régime à changer de nature. Même la Russie des années 1990 a toujours été moins démocratique qu’on ne le pensait, mais pendant de nombreuses années sous Poutine a existé un monde parallèle, où cohabitaient avec la télévision de propagande contrôlée par le Kremlin des journalistes semi-indépendants qui pouvaient dans une certaine mesure critiquer. L’opposition pouvait s’exprimer sur internet, et des gens comme Alexeï Navalny se déplacer librement en Russie. La destruction finale de ces médias et de cette opposition pendant les deux années de la pandémie semblait sur le moment malveillante et incompréhensible, mais maintenant elle prend tout son sens. L’une des conséquences a été de réduire la capacité des Russes à comprendre ce qui se passe au Kremlin, et, par ricochet, sur celle de l’Occident, parce que nous étions dépendants des journalistes russes pour nos informations.
Et c’est au milieu de cette pandémie que s’est produit à l’été 2020 un événement historique qui a contribué grandement à la situation actuelle : la révolte populaire contre l’élection truquée en Biélorussie et la quasi-éviction de Loukachenko. Elles ont eu un effet profond sur Poutine, et l’ont persuadé que lui-même et son régime étaient menacés par des manœuvres occidentales. C’est ainsi qu’a commencé le déploiement militaire de la Russie le long des frontières de l’Ukraine. Il était déjà clair, à la fin de l’été 2020, qu’une sorte de rideau de fer était en train de retomber, et pas seulement à cause de la répression en Biélorussie, mais aussi à cause des règles du Covid. La pandémie a convaincu Poutine que la population russe était prête à accepter un degré beaucoup plus élevé de contrôle et d’isolement, et la coupure avec le monde extérieur a commencé par la fermeture des frontières.
Ces changements induits pendant la pandémie se sont combinés pour transformer un régime autoritaire centré sur un homme, mais ayant une relation avec les élites et avec le public, en une dictature où une seule personne règne sans aucun lien avec la société et prend seule les décisions. Le degré d’isolement auquel est parvenu Poutine est effrayant. Il est aujourd’hui plus solitaire que ne l’était Staline, qui inspirait de la crainte, mais passait du temps avec son entourage, avec lequel il dînait, passait des soirées.
Poutine a-t-il changé intellectuellement ?
Oui, son évolution se déroule tout au long des quelque vingt-trois ans qu’il passe au pouvoir. Au début, Poutine incarne une figure semi-autoritaire, qu’on compare à un Pinochet russe, quelqu’un qui allait moderniser et développer le pays. Même si, dans son tout premier discours, il prévient déjà que la Russie doit être une grande puissance si elle veut exister, sa rupture avec l’Occident se déroule progressivement. Au cours des années 2000, les expéditions militaires occidentales au Moyen-Orient et les révolutions en couleur, qu’il croit fomentées par l’Ouest et dirigées contre son régime contribuent à alimenter une vision du monde où il mêle l’héritage de l’Union soviétique avec celui de l’Empire tsariste. En se plongeant dans les livres d’histoire, il intègre des idées néo-impériales qui circulent en Russie depuis longtemps, mais restaient marginales, et adopte une vision religieuse et néonationaliste d’appréhender le monde. Un véritable changement dans le discours de Poutine s’est fait sentir ces dernières années, imprégné des idées de ce qu’avait au début de son règne la frange intellectuelle néo-impériale. C’est dans ce contexte qu’il a écrit son essai historique cet été, et qui sera un objet d’étude pour les historiens du futur, dans lequel il expose sa conviction que la Russie et l’Ukraine sont un seul peuple, et constitue la préparation intellectuelle pour son plan d’invasion. Nous n’avons pas assez pris au sérieux ce voyage intellectuel et même spirituel, en grande partie parce que nous n’avions de contacts qu’avec l’élite russe occidentalisée, les milieux d’affaires et les médias, et aucun avec les gens qui écoutaient ce genre de discours. On n’a pas vu que le régime russe autoritaire et postmoderne, mais préoccupé par les affaires et l’argent, évoluait vers quelque chose de beaucoup plus sombre et de beaucoup plus menaçant.