Parler de la dimension politique et communautaire de détritus, de déchets et de poubelles débordantes de pestilence est inhabituel en soi. Mais comment ne pas le faire quand on voit que ces mêmes déchets sont eux-mêmes instrumentalisés par la stratégie perverse de blocage de toutes les institutions publiques, et de mise à mort de l’État libanais par des instances autoproclamées qui monopolisent la représentativité communautaire ?
À l’origine, cette vulgaire crise des détritus fut un révélateur de l’état de gabegie générale ainsi que de la corruption avancée, impudique, insolente, dans laquelle se noie une classe politique imperméable et immunisée contre toute critique citoyenne. La récente plainte en diffamation contre Dima Sadek le prouve suffisamment.
De semaine en semaine, de plan d’urgence en plan d’urgence, les déchets se sont donc accumulés. Plus le temps passait et plus nous avons réalisé que les immondices pestilentiels cachent un iceberg encore plus immonde : le caractère communautaire et identitaire de nos ordures ménagères.
Une décharge publique dans une région à majorité sunnite ? Fort bien, mais le savant équilibre confessionnel exige qu’une décharge similaire soit créée dans une région plutôt chiite. Certains auraient même poussé la mauvaise foi à trouver, au beau milieu d’une région de confession « A », une décharge sur le territoire de l’unique commune d’une confession « B », rivale invétérée de la première. Et ainsi de suite.
La pestilence nous envahit ? Le plan d’urgence raisonnable d’un ministre appelé à la rescousse se trouve soudainement bloqué et émasculé par l’impossibilité de prendre une décision politique en Conseil des ministres. En clair : « Tu veux ne plus souffrir de l’odeur des déchets ? Tu veux que je me soucie d’hygiène publique ? Tu veux mon O.K. ? Parfait, il me faut tel poste, tel avantage, tel acquis au niveau du pouvoir. »
Vous avez dit « service public » ? Vous pensez « recherche du bien commun » ? Vous persistez à évoquer la très noble « chose publique » ? Vous êtes un homme du passé mon bon monsieur. Aujourd’hui, seule la volonté du plus fort et du plus corrompu prime dans un monde dirigé par des réseaux à tout le moins mafieux.
Certaines bonnes âmes s’époumonent pour apprendre au citoyen lambda que le traitement des déchets et des ordures est une longue chaîne dont la première étape commence par un tri rationnel des déchets entre les dégradables, les recyclables et les non recyclables. J’entends bien, mais comment faire pour respecter le si vital critère identitaire-communautaire ?
Peut-on rêver, par exemple, que des poubelles orthodoxes aillent souiller leur opinion droite chez des hérétiques ? Peut-on oser penser que des déchets maronites, dont la libanité ne présenterait aucune zone d’ombre, puissent se mélanger à des ordures quelque peu bâtardes ? Peut-on imaginer que des canettes et autres bouteilles en plastique grecques-catholiques soient mises en commun, œcuménisme oblige, avec leurs jumelles grecques-orthodoxes ? Ne parlons pas des arméniens, syriaques, nestoriens, chaldéens, latins, protestants, coptes etc. Et les détritus druzes ? Où faudra-t-il les placer ? Sûrement pas chez des chrétiens. Chez les musulmans alors ? Sans doute, mais lesquels : les sunnites arabophiles ou les chiites persano-maniaques ? On n’ose même pas penser au devenir des immondices sunnites et chiites. Là, le problème est quasi insurmontable. Devra-t-on, pour les distinguer, coller des étiquettes identitaires : la photo de Bachar sur les ordures chiites et celle du drapeau de la révolution syrienne sur leurs équivalents sunnites ? Mais toute cette savante vivisection du corps libanais ne tient pas encore compte du groupe laïc qui se moque de toutes ces considérations d’appartenance confessionnelle. Aura-t-on le courage de répartir les détritus de ces soi-disant mécréants chez tout le monde ; ou faudra-t-il leur trouver un lieu neutre quant à l’identité sectaire et factieuse ?
À bien y penser, il faudrait toute une administration pléthorique, genre « apartheid de détritus identitaires », qui viendrait assurer de telles tâches afin que nulle susceptibilité confessionnelle ne se sente lésée, vivre-ensemble oblige ; et que nulle sacralité de l’un ne soit souillée par l’impureté de l’autre.
Demeurera l’inextricable problème des égouts et des fosses septiques, dernière étape de nos déchets les plus intimes, produits de notre chair, elle-même prétendument marquée par l’indélébile stigmate identitaire. Faudra-t-il refaire toute l’infrastructure de ce réseau vétuste et encombré par les rats et la vermine, afin de respecter les clivages identitaires ? À l’évidence, la chose est impossible. Les Libanais seraient, dès lors, irrémédiablement condamnés à accepter que leur unité politique, à défaut d’être fondée sur la loi et non sur l’identité, repose tout de même sur le mélange inséparable du contenu de leurs égouts.
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Beyrouth