Il en est du mal politique comme d’une tumeur. Bénigne, elle peut être un simple grain de beauté ou une verrue plus ou moins disgracieuse. Elle pourrait servir, dans ce cas, de trait distinctif ou de coquetterie cosmétique. Mais si elle évolue vers un processus malin, on ne peut en aucun cas l’ignorer en la banalisant.
Négliger un processus malin au sein d’un organisme livre ce dernier au sort implacable qui l’attend ; la tumeur qu’il a lui-même engendrée finira par le tuer.
Il en est de même du mal politique, cancer du vivre-ensemble au sein d’une cité. La politique porte en elle-même un paradoxe inattendu. Elle a beau se présenter comme une lumière, une dynamique vers un plus grand bien ; elle n’en demeure pas moins « l’incarnation hyperbolique du mal, son abcès de fixation ».
Le Liban de 2021 illustre à merveille ce royaume des ténèbres (outer darkness), celui du mal que l’homme est capable de faire à l’homme. Quand la maladie cancéreuse arrive au stade terminal, l’organisme perd toute cohésion entre ses parties constituantes. Plus rien n’assure la cohérence de l’ensemble et le processus mortel ira inéluctablement à sa fin. Machiavel avait parfaitement compris la similitude entre le corps humain et le corps politique. Ce dernier, lui aussi, peut tomber malade et mourir. Le Liban en est au stade terminal du cancer qui le ronge depuis de longues années et qui a déjà fait tant de ravages. La tumeur-mère du Liban c’est principalement le Hezbollah et ses obligés qui, pour le compte de l’Iran, ont dépouillé l’État de sa volonté souveraine et désarticulé tous les mécanismes constitutionnels qui en assuraient un fonctionnement acceptable.
Sans la couverture chrétienne de l’accord de Mar Mikhaël en 2006, le Hezbollah serait demeuré circonscrit au stade de milice sectaire à la solde de l’étranger et n’aurait pas acquis la stature nationale qui est la sienne et qui lui a permis de disséminer partout des métastases ou tumeurs-filles. Ce sont bien les iraniens qui affirment haut et fort qu’ils occupent le Liban, qu’ils dominent quatre capitales arabes, qu’ils disposent de la majorité parlementaire libanaise. Prétendre le contraire est au mieux un sophisme rhétorique, au pire une politique de l’autruche.
Le 7 mai 2005, je participais à un colloque international au Palais de l’Unesco, en même temps que de grands intellectuel(le)s dont feu Samir Kassir. Ce même jour rentrait de son exil parisien le général Michel Aoun. Discutant avec Samir Kassir, je fus surpris par son enthousiasme prudent face au retour de l’homme qu’on pensait être le champion de la libération du Liban de cette hégémonie syrienne, qu’on avait peur d’appeler « occupation ». Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que tu appréhendes ? ». Il me répondit évasivement : « La banalité du mal de Hannah Arendt ». Trois semaines plus tard, le 2 juin 2005, il est mort dans sa voiture devant son domicile. Je passais par hasard sur le trottoir d’en face.
Samir avait compris que le totalitarisme commence par détruire tout processus constitutionnel, par instrumentaliser la loi et la justice, par terroriser la magistrature, bref par banaliser le mal, le rendre si ordinaire. Un virus peut provoquer une pandémie apocalyptique, mais il demeure un virus banal. L’occupation d’un pays par un autre peut se faire de différentes manières. Ce n’est pas le masque de l’occupant qui est important car c’est un objet banal, voire inoffensif. Au Liban, en phase terminale de son cancer, l’impunité du criminel est la pire forme de la banalisation du mal.
Une large frange de la population libanaise demeure consciente qu’on lui a volé son pays. Le Liban plie sous la botte d’une caste indigne et criminelle de traîtres, autant de métastases secondaires qu’entretient la tumeur primaire. Nombreuses sont les voix, qui ne cessent de proclamer depuis le 17 octobre 2019 : Tant qu’à mourir, mourons au moins la tête haute et ne nous taisons surtout pas. Ces voix dénonceront jusqu’à leur dernier souffle la banalisation du mal politique libanais qui, aujourd’hui, s’appelle « occupation iranienne ».
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*Beyrouth