Ce chercheur d’origine libanaise est l’auteur d’un ouvrage de référence sur les « Arabisches clans » en Allemagne. Ce qui lui a valu de vivre, quelques mois, sous protection policière.
Dresde, 25 novembre 2019, il fait encore nuit quand un incendie se déclare dans un transformateur électrique à proximité du musée Grünes Gewölbe (la Voûte verte). Dans les rues adjacentes, les lampadaires s’éteignent tandis que les alarmes du musée, qui renferme la plus importante collection de trésors en Europe, se sont désactivées. Par une petite ouverture dans une fenêtre, des hommes entrent dans le musée, le traversent jusqu’à la salle d’Auguste le Fort, ancien roi de Pologne. Dans cette pièce se trouvent, entre autres trésors, une dizaine de parures du XVIIIe siècle, comportant bijoux et pierres précieuses, dont un diamant de 49 carats. Les hommes volent tout, ou presque, avant de quitter les lieux sans que personne ne remarque rien.
Deux ans auparavant, en mars 2017, à Berlin, trois hommes mettaient une pièce d’or de 100 kilos d’une valeur de près de 4 millions d’euros sur une planche à roulettes, avant de lui faire traverser le musée de Bode. Après avoir brisé à la hache la vitre qui protégeait la pièce, ils avaient réussi à sortir leur larcin de l’établissement, avant de le transporter, dans une brouette, jusqu’à leur véhicule. La pièce n’a jamais été retrouvée.
S’ils sont dignes du film Ocean’s Eleven, ces casses affichent un casting assez différent. Au lieu des gentlemen cambrioleurs George Clooney et Brad Pitt, sont soupçonnés des membres de la famille d’origine libanaise Remmo.
Depuis ces vols, la police allemande a déployé, sur plusieurs mois, de grands moyens pour arrêter les suspects et retrouver les objets volés : perquisitions de centaines de cafés, d’appartements, de bars à chichas… Des opérations qui ont parfois mobilisé plus de 1 600 agents. En janvier 2019, Ahmad, 20 ans, son frère Wayci, 23 ans, et leur cousin, Wissam, 21 ans, tous membres de la famille Remmo, ont comparu pour le vol du musée de Bode. Ils ont toutefois été relaxés. Le 17 novembre 2020, l’un d’entre eux, Wissam Remmo, a enfin été condamné pour le vol du musée Grünes Gewölbe. Les autres suspects courent encore.
Le Saviano libanais
Remmo, al-Zein, Ali-Khan, Chahrour ou encore Miri sont les noms des principales familles qui font partie des « Arabisches clans » en Allemagne que certains experts comparent à la Cosa Nostra, la mafia italienne à New York également connue sous l’appellation des cinq familles.
La renommée des cinq familles qui forment les « Arabisches clans » est tellement grande que certains magasins proposent aux touristes des cartes de Berlin divisée selon les territoires des clans.
Ces clans, Ralph Ghadban, chercheur, sociologue, professeur, écrivain et spécialiste des questions islamistes, a osé pénétrer leur appareil et expliquer les rouages de leur fonctionnement. Né à Rayak, au Liban, il a fait partie dans les années 60 de ce qu’on appelait « la nouvelle gauche » qui cherchait une alternative aux communismes soviétique et chinois. En 1972, il se rend à Berlin-Ouest afin de poursuivre ses études et réaliser un doctorat en sciences islamiques. Quand la guerre éclate au Liban, Ghadban décide de rester en Allemagne où il vit encore aujourd’hui. Il a écrit six livres dont les thèmes tournent autour du multiculturalisme, de l’islam et des réfugiés. Le dernier, Arabische Clans – Die unterschätzte Gefahr, paru en octobre 2018 et qui se traduit par Clans arabes – le danger sous-estimé, dissèque le fonctionnement des familles mafieuses en Allemagne. L’ouvrage est devenu un best-seller dans le pays.
Ghadban n’est pas sans rappeler un certain Roberto Saviano, célèbre auteur du livre Gomorra qui a mis à nu la mafia napolitaine. Quand on demande à Ghadban la raison pour laquelle il s’est intéressé à ces clans, il répond : « J’ai tout de suite senti le danger que représentaient ces familles et le système criminel qui se créait devant moi. J’ai voulu le combattre. »
Les Mhallamis
C’est en aidant, vers la fin des années 70, en tant que travailleur social, les réfugiés de la guerre civile libanaise à Berlin que Ghadban a vu naître ce milieu mafieux. Ghadban s’est totalement immergé dans ses familles, dont il a rencontré les membres personnellement. Il a même passé plus de dix ans dans les prisons en tant que membre du conseil consultatif, ce qui lui a permis d’y interroger qui il souhaitait. Un travail qui lui a permis de décortiquer la machinerie de ces clans. « Ces familles sont originaires de la ville de Mardin et de ses alentours, dans le sud de la Turquie. Ce sont des Kurdes d’origine assyrienne et araméenne qu’on appelle les Mhallamis », explique-t-il. Ils ont émigré au Liban en 1930. Beyrouth était alors une ville d’avenir et pleine de promesses. Une grande partie de cette communauté s’est installée dans la capitale mais aussi à Tripoli ou dans la vallée de la Békaa.
Malgré leur intégration au Liban, ils n’ont pas obtenu de papiers libanais pour des raisons démographiques, il ne fallait pas perturber l’équilibre confessionnel, les Mhallamis étant majoritairement sunnites. « C’est au milieu de la guerre civile libanaise qu’ils se sont ensuite exilés en masse en Allemagne, suivant le chemin de nombreux Palestiniens qui se rendaient à Berlin-Est puis Berlin-Ouest », explique Ghadban. S’ils fuyaient la guerre, ils avaient aussi l’espoir d’obtenir des papiers, la plupart d’entre eux arrivant en Allemagne sans aucune nationalité. Ils étaient répertoriés comme « personnes d’origine inconnue » et non « apatrides ».
À l’époque, l’intégration n’était pas une priorité absolue pour l’Allemagne qui espérait que les réfugiés retournent dans leur pays une fois la guerre terminée. Mais parce qu’ils n’avaient pas de papiers libanais, l’Allemagne n’a pas pu les renvoyer. Aujourd’hui, plus de 60 % d’entre eux sont devenus allemands.
La famille élargie
Quand Ghadban a commencé à s’intéresser à ces clans, l’État allemand ne connaissait pas l’existence de « ce mini-État dans l’État » alors que beaucoup des membres de ces familles vivaient dans le pays grâce aux aides sociales. Sans possibilité de retour ni permis de travail, certains d’entre eux ont basculé dans la délinquance à leur arrivée en Allemagne. Sur ce terreau est née une véritable organisation mafieuse comptant plusieurs familles pour un total de dizaines de milliers de membres.
Ces familles dirigent aujourd’hui la pègre de Berlin mais aussi celle de Francfort, de Brême et d’Essen. Elles dominent le secteur du vol, du trafic de drogue, de l’extorsion, de la prostitution et du blanchiment d’argent. Elles réinvestissent leur argent dans l’immobilier et posséderaient de nombreux immeubles dans tout le pays. À titre d’exemple, le 20 juillet 2018, la police berlinoise confisquait 77 biens immobiliers d’une valeur de dix millions d’euros, attribués au clan berlinois Remmo.
Selon Ralph Ghadban, le signe particulier de cette mafia est qu’elle ne comprend que des membres des familles. « Quand vous entendez parler d’un Remmo ou d’un al-Zein, il y aura toujours des cousins ou des frères autour, mais seulement des cousins et des frères. Ils ont exporté le système familial moyen-oriental en Allemagne et, grâce à ce fonctionnement, ils sont presque impénétrables. » Ghadban appelle ça « la grande famille ou la famille élargie ».
Le parrain de Berlin
L’une des anecdotes que Ghadban partage pour expliquer combien il est difficile d’arrêter des membres de cette mafia concerne le grand chef, le parrain de ces gangs : Mahmoud al-Zein appelé aussi El Presidente. « Pas une fois son nom n’est retranscrit de la même façon sur les documents administratifs. Une fois c’est Zein, une autre Zayn ou el-Zain ou encore al-Zain, ou même Zeins… ce qui rend d’autant plus difficile de retrouver sa trace et d’établir de vrais dossiers. »
Après la sortie du livre de Ghadban, Mahmoud al-Zein a publié une autobiographie modestement titrée The Godfather of Berlin, dont le sous-titre était Ma voie, ma famille, mes règles, pour « rétablir sa vérité ». Ghadban, qui a lu le livre, l’a trouvé « amusant ».
Arrivé en Allemagne avec sa femme en 1982, le parrain de Berlin s’est déclaré apatride, comme palestinien né à Beyrouth. Sa demande d’asile lui sera refusée en 1984, 1988 et 1992. Une enquête de police va montrer qu’il est en réalité né en Turquie en 1966 ou en 1972 (personne ne sait) sous le nom de Mahmoud Uca et pourrait avoir la nationalité libanaise et/ou turque. En mars 2008, Mahmoud al-Zein a été condamné à quatre ans et trois mois de prison pour trafic de drogue. Depuis la fin de sa peine, plusieurs tentatives d’expulsion vers la Turquie ont échoué après qu’il a été officiellement déchu de sa nationalité turque en 2002, au motif qu’il aurait esquivé le service militaire obligatoire. Ghadban a toutefois appris « que Zein a enfin été expulsé vers la Turquie en janvier 2021 ». Le chercheur se demande toutefois comment cet homme qui n’a aucun passeport a pu voyager.
S’il serait désormais interdit au « parrain de Berlin » de revenir en Allemagne, la famille al-Zein compte plus de trois mille membres. Le chef sera remplacé par un autre qui sera encore remplacé par un autre et ainsi de suite.
« 4 Blocks » ou la « Gomorra » allemande
Symbole de leur « célébrité », les clans de Berlin ont même eu droit à une série allemande, 4 Blocks. On y voit un personnage baptisé Toni Hamadi et ses frères d’origine libanaise diriger une organisation criminelle familiale dans le quartier de Neukölln. Primé au festival Séries Mania, elle est parfois surnommée la Gomorra allemande en référence à la série italienne. Même si Ghadban a été consulté lors de l’écriture des épisodes et qu’il a permis « de rectifier certaines erreurs grossières dans le premier scénario », elle reste pour lui une « série hollywoodienne très éloignée de la réalité de ces gens, même si bien faite ». Réalité qu’on peut retrouver sur certaines vidéos YouTube où l’on voit les membres de ces familles s’afficher à visage découvert lors d’enterrements par exemple. Le dernier en date, en avril 2020, avait regroupé plus de deux mille personnes en plein Covid-19. Pour l’occasion, la police allemande avait été déployée en force, ce qui a suscité une polémique dans les médias.
Dans la série 4 Blocks, il manque peut-être un personnage, celui de Ralph Ghadban : l’écrivain seul face à la mafia. Ce parcours d’écrivain-chercheur sur les mafieux ne se vit pas sans encombre. À la suite de différents entretiens à la télévision, le chercheur a reçu de nombreuses menaces de morts, « elles venaient de partout, d’Allemagne, du Liban, de Syrie, de Turquie ». Ghadban a vécu sous protection policière pendant plusieurs mois en 2019. « L’État m’a soutenu en m’offrant sa protection. C’est un élément très important dans le combat que je mène. Aujourd’hui encore, je reste en contact régulier avec la police. »
Au fil des mois, les menaces ont diminué et Ghadban continue de poursuivre son travail de chercheur et d’écrivain. Son prochain livre, dont la date de sortie a été repoussée à cause de la crise sanitaire, s’intéresse à la question islamique. « Un sujet tabou, dit-il, qui va encore probablement me causer de nombreuses menaces. »