Le président syrien, s’il a écrasé les révolutionnaires, ne tient que grâce au soutien de l’Iran et de la Russie.
À 82 ans, l’opposant habitué aux prisons syriennes livre un nouveau combat. «Depuis des mois, on se cache face au coronavirus», ironise Michel Kilo, réfugié en France. Mais au-delà des contraintes sanitaires, c’est encore et toujours la Syrie qui le préoccupe: son pays, qu’il a dû fuir fin 2011, quelques mois seulement après le début de la révolte contre Bachar el-Assad. Bientôt dix ans d’exil pour cet intellectuel chrétien de Damas, longtemps engagé dans la direction d’une révolution, qui a échoué à apporter «liberté et dignité», ses premiers slogans.
«Les révolutionnaires et le régime, nous avons tous perdu, constate avec amertume Michel Kilo. Le régime a refusé une solution pacifique au début de la révolution, et la révolution a perdu son unité, minée par l’influence des islamistes. Ils sont venus avec leurs armes, ils ont absorbé la révolution de la liberté pour mener une contre-révolution.»
«Nous avons été naïfs»
«Nous avons été naïfs. On devait trouver une solution avec le régime, avant que le conflit intersyrien ne devienne qu’une infime partie de la guerre. Mais le régime n’en a jamais voulu, et chez nous, c’était aussi difficile de le dire, car les gens croyaient que les Américains allaient intervenir. Au final, ni nous, ni le régime n’avons compris que l’opposition à laquelle on se livre disparaîtrait avec l’intervention des grandes puissances comme la Russie et des forces régionales, comme la Turquie, Israël et l’Iran. Depuis, la guerre se poursuit, mais pour rien. Ni le régime, ni nous autres opposants ne pouvons décider de ce que nous voulons. La Turquie décide pour nous ; pour le régime, c’est l’Iran et la Russie.»
Elle paraît loin, cette révolte entamée dans le sillage des révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne, où les dictateurs furent renversés. Encouragés par l’Occident – France en tête – les insurgés y croient. Mais le régime, qui joue sa survie, réprime dans le sang. Il cède des villes et n’a d’autre choix que d’appeler ses alliés à l’aide: le Hezbollah libanais en 2013, puis l’Iran et ses miliciens afghans, irakiens, et enfin la Russie à partir de 2015. Le pouvoir n’hésite pas à jouer de la carte djihadiste et, profitant de l’inaction internationale, à bombarder au gaz la banlieue de Damas, à l’été 2013.
Aujourd’hui, reconnaît Michel Kilo, «le peuple est anéanti et même les partisans d’Assad sont anéantis». 387.000 morts, selon le bilan de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, dont 117.000 civils parmi lesquels on dénombre 22.000 enfants. Le régime a perdu 130 500 combattants, le Hezbollah 1700, les rebelles 57.000 et 67.500 djihadistes sont morts.
Ce bilan n’inclut pas les 88.000 personnes décédées sous la torture dans les geôles du pouvoir. Fort du soutien russe et iranien, Damas a reconquis des territoires et contrôle aujourd’hui 70 % du pays. Mais à quel prix? La guerre a contraint plus de la moitié de la population à fuir: 6,7 millions à l’intérieur de la Syrie ; 5,5 millions de réfugiés hors de leur pays.
Là encore, l’amertume perce. «Je viens d’écrire un article, poursuit Michel Kilo, que j’ai intitulé “Deux Assadieh en Syrie”, l’une où le régime gouverne et l’autre chez nous, dans les régions soi-disant libérées du nord-ouest autour d’Idlib, où c’est un autre régime Assad, en fait, sans liberté, et recourant aux mêmes techniques d’oppression.»
Bachar el-Assad a sauvé son pouvoir, mais il dirige un champ de ruines, une économie asphyxiée par les sanctions internationales. Il y a bientôt un an, le 7 janvier, son protecteur Vladimir Poutine est venu, pour la première fois, le voir à Damas. «Il l’a convoqué à l’aéroport, il n’est même pas passé par le palais présidentiel», se souvient un diplomate onusien en charge du dossier syrien.
Un feuilleton dramatique
«Les frontières internationales de la Syrie sont à 80 % entre les mains d’étrangers, renchérit le géographe et spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche. Au nord, la frontière est tenue par les Turcs; plus à l’est, par les Kurdes, puis par les Russes; celles de l’Irak, du Golan au sud et du Liban le sont par des milices chiites et le Hezbollah. Le régime ne contrôle que les points de passage vers Kessab, le Nord-Liban, et un peu le long de la Jordanie, or les frontières sont un des principaux symboles de la souveraineté d’un pays.»
Moscou finira-t-il par lâcher Assad? L’Iran peut-il se retirer? Et la Turquie répondra-t-elle aux dernières sanctions américaines en lançant une nouvelle offensive contre ses ennemis kurdes syriens? À six mois de l’élection présidentielle à Damas, le dramatique feuilleton syrien continue de nourrir les spéculations.
«Les Russes ont renoncé à trouver un remplaçant à Assad, affirme Fabrice Balanche. Certes, Assad ne leur rend pas la tâche facile, mais l’intervention russe en Syrie a donné des atouts à Moscou, ajoute le chercheur: avoir un pied en Méditerranée, des stations radars à Palmyre, tester des matériels militaires pour les vendre dans le monde entier, et jouer les médiateurs entre Israël et l’Iran. Les Russes sont réalistes: ils savent que la Syrie n’est pas réformable avec Assad, mais que sans Assad, c’est le chaos.» Quant à Assad, prévient-il, «ce n’est pas quelques milliards donnés par certains pays du Golfe qui lui éviteraient les sanctions internationales contre son économie, ni la Cour pénale internationale contre lui-même ; Assad sait que sa meilleure protection, c’est l’Iran, qui ne le lâchera pas.»
À court terme, rien de bon pour l’opposition. «C’est vrai, reconnaît Michel Kilo, les Russes sont loyaux envers Assad, mais si les Américains leur disent asseyons-nous à la même table pour trouver un deal», un nouvel espoir de mettre fin à l’enfer syrien peut se lever, veut-il croire. Tant de fois échaudé, Michel Kilo «n’espère rien de l’Administration Biden». Mais après dix ans de sacrifices, dans cette guerre à rebondissements, une chose lui paraît encore sûre. «Le peuple ne reviendra pas chez Assad, si le monde choisit de garder Assad. Le monde doit obligatoirement donner aux Syriens une alternative», conjure le vieil opposant.