« Il était une fois un brocanteur de galanteries… » C’est la première idée qui pouvait venir à l’esprit en écoutant l’étrange diatribe du Premier ministre Hassane Diab contre Riad Salamé, gouverneur de la banque centrale. Réservé, quasi timide, effacé, rasant les murs ou presque, le professeur Diab ne dégageait pas une personnalité capable d’effectuer une telle sortie qui, par ailleurs, n’a convaincu personne. Cet universitaire, en principe distingué, n’a décidément pas le charisme nécessaire pour qu’on décèle une quelconque substance dans ses déclarations. On l’écoute avec l’impression vague qu’il exécute un rôle comme l’élève appliqué qui réciterait, avec application, une leçon en vue d’obtenir le satisfecit de son maître.
Afin de comprendre le fin mot de l’histoire entre lui et Riad Salamé, mieux vaut emprunter le biais de la métaphore en rappelant l’histoire des « brocanteurs de galanteries », expression qui désignait dans l’antiquité tardive le personnel des thermes ou bains publics qui étaient largement fréquentés par toutes les couches populaires. À Rome, on comptait quelque 850 thermes où travaillaient de nombreux domestiques ainsi que des barbiers-étuvistes qui prodiguaient certains soins médicaux. En dépit de la séparation des sexes, ces bains ne tarderont pas à devenir des lieux propices aux rencontres galantes grâce aux bons offices du personnel qui n’hésitait pas à jouer les entremetteurs, en facilitant la rencontre de l’offre et de la demande. Tout le monde y trouvait son compte, y compris les intermédiaires. L’Église chrétienne avait beau fulminer contre ces pratiques de débauche, rien n’y fera ; la mixité et le badinage galant auront toujours droit de cité en ces lieux jusqu’à la fermeture des bains en Europe suite à l’épidémie de syphilis qui suivit la découverte des Amériques. À Avignon, la cité des Papes, existait un établissement appelé « Les Bains du Pont » car situé sur le pont de cette ville. En 1441, il faudra un concile ecclésiastique pour fermer cet établissement et mettre fin aux « comme ci » et « comme ça » du batifolage galant des messieurs et des dames qui fréquentaient ces lieux. Bref, les bains publics ont toujours eu une réputation sulfureuse de lieux de stupre et de luxure. Il en est de même de l’État libanais, corrompu jusqu’à la moelle. C’est un bain public d’où le souci de l’hygiène a disparu parce qu’il est devenu, à cause d’une caste politique dépourvue de moralité, un abîme sans fond de la pestilence mafieuse.
Ce simulacre d’État est aujourd’hui un ogre à l’appétit insatiable. La règle du droit et de la loi y est une simple « opinion » ou un « point de vue » opportun en fonction de la volonté de puissance de ceux qui exercent le pouvoir. L’État, pense la caste politique, n’est qu’un butin qu’on se répartit entre belligérants claniques, donc mafieux. L’hégémonie exercée par des forces de facto, comme le Hezbollah, a tout intérêt à protéger un tel système de corruption. Dès lors, la prestation oratoire de Hassane Diab contre Riad Salamé fut, au mieux, une gesticulation donquichottesque et, au pire, l’expression d’une dérive autoritaire voire tyrannique du régime actuel. Le régime du président Aoun souhaiterait-il, par le biais d’un coup de force déguisé, éliminer toute velléité d’opposition, soumettre toute instance institutionnelle autonome et concentrer entre ses mains tous les leviers de commande de l’État? Le régime refuse d’entreprendre toute réforme, ne fait rien pour colmater les brèches de la fuite de ses propres revenus, demeure sourd aux demandes pressantes de ce que le Liban a encore comme amis. Par réforme il comprend la seule centralisation du pouvoir. La caste mafieuse qui vampirise l’État et la population n’entend pas lâcher prise.
Dès lors, invectiver pour invectiver, comme l’a fait Hassane Diab, est incompatible avec sa stature d’universitaire et sa fonction de Premier ministre. Dans la forme, ce fut mesquin. Sur le fond, ce fut un exercice périlleux pour les institutions. La sortie inattendue de Hassane Diab ébranle les fondements institutionnels de la banque centrale et compromet dangereusement le système bancaire libanais qui vacille tant il est soumis à rude épreuve depuis des mois. Riad Salamé est-il coupable ? Quiconque a exercé des responsabilités depuis des décennies est en principe justiciable. Tel est le sens de l’expression « Tous, sans exception/Kellon ye3ni kellon ». Seule une enquête judiciaire peut inculper Riad Salamé, à condition que le régime procède aux permutations judiciaires décidées par le Conseil supérieur de la magistrature. En attendant, il est clair que le gouverneur de la banque centrale a joué le rôle trouble de brocanteur de galanteries, afin de satisfaire l’appétit mafieux de l’ogre politique en lui facilitant l’accès au pactole financier du secteur privé. Son crime impardonnable est d’avoir oublié que la banque centrale est un institut d’émission et non une banque au service d’un pouvoir politique. Aujourd’hui, les caisses sont vides mais l’ogre demeure insatiable. Alors, haro sur l’entremetteur !