La soirée du 18 au 19 janvier 2020, 93e jour du soulèvement du 17 octobre, fera date car ce fut un tournant qui a défiguré le mouvement par les images d’une violence inouïe contre les gens et contre la ville. Les enquêteurs et les analystes nous diront quelles sont les responsabilités directes et indirectes de ce « sabbat des sorcières ».
En cette matinée pluvieuse, nul n’est en mesure de déterminer les responsabilités factuelles des événements de la soirée. Nul, par contre, ne peut se payer le luxe de taire les responsabilités politiques qui ont mené à une telle situation.
On a vu les miliciens d’Amal, sujets fidèles de leur président et seigneur, déguisés en gardiens du Parlement, se livrer à d’authentiques ratonnades dans le style des « bassidj » de Téhéran. On a vu d’autres groupes, aux identités multiples et indéfinissables, se livrer à des actes de vandalisme inacceptables. Est-ce là l’étincelle qui a tout déclenché et qui expliquerait la férocité de la force publique dans la répression ? Laissons la question aux experts des talk-shows télévisuels.
Le cœur du problème est et demeure de nature politique. Les citoyens libanais se sont réveillés le 17 octobre, conscients d’avoir été pillés et dévalisés par une caste politique mafieuse qui rançonne et rackette le pays depuis l’époque noire de l’occupation syrienne. Le Trésor public a été littéralement dévalisé et les bas de laine du citoyen ont été pillés sans vergogne. Tout le monde a fini par comprendre ce qu’est une pyramide de Ponzi, architecture financière à très haut risque, qui permet à l’épargne modeste de tout citoyen de passer de sa propre poche à celle du bandit mafieux tapi au cœur du Trésor public qui alimente les dépenses d’un État sans budget, sans loi de finances, sans institutions d’audit. Par quel mécanisme ?
D’abord par une banque commerciale qui m’octroie des taux d’intérêt alléchants sur mes dépôts ou qui me fait acheter des eurobonds quand ce ne sont pas des actions préférentielles (preferred shares), variante privée d’obligations, où l’argent du citoyen créancier est mis à la disposition du banquier débiteur selon le bon plaisir de ce dernier, qui décide si oui ou non il remboursera sa dette. Cela rappelle le précédent célèbre des « emprunts russes » lancés sur les marchés internationaux au profit de la Russie jusqu’en 1916. L’expression « emprunt russe » s’applique parfaitement à l’escroquerie de la dette publique libanaise. Il serait temps de se pourvoir en justice afin de forcer l’emprunteur à rembourser sa créance au lieu de pratiquer le haircut qu’on nous promet.
Tout un système politique alimente cette corruption mafieuse. Il y a lieu de se souvenir que l’effondrement du Liban est marqué par trois événements majeurs :
– La faillite provoquée de l’Intra Bank et de l’empire Beidas, en 1966-1967. Ce furent les premières lézardes de l’édifice économique et financier, fleuron de la prospérité libanaise depuis le XIXe siècle.
– L’accord du Caire de 1969, par lequel l’État libanais abandonne sa souveraineté et ses droits régaliens sur une partie de son territoire au profit d’une organisation milicienne étrangère, l’OLP. Ce fut l’équivalent d’une secousse tellurique qui fit vaciller irrémédiablement les fondations mêmes de l’État libanais et qui perpétue ses effets par le Hezbollah.
– L’accord de Mar Mikhaël en 2006 entre Michel Aoun (CPL) et Hassan Nasrallah (Hezbollah), par lequel une importante faction des chrétiens (notamment maronites) renonce à l’idée même du Liban du patriarche Hoyek (1920) et accepte de semer les graines d’une nouvelle entité plus conforme à la vision d’une alliance des minorités, antithèse du Liban.
Les péripéties de la guerre civile ainsi que les accords de Taëf furent des développements de ce triple cadre. Aujourd’hui, le duo maronite Aoun-Bassil, comme cohorte auxiliaire du binôme chiite Amal-Hezbollah, incarne un concentré synthétique de ces trois facteurs. Si le premier mandat de Michel Aoun (1988-1990) mit fin à la Ire République, le mandat actuel est en train de mettre fin à la IIe République, celle de Taëf.
Sur le plan politique, au lendemain de la terrible soirée d’hier, trois mesures s’imposent d’urgence :
– Hassane Diab, Premier ministre désigné, se doit moralement de renoncer à former un cabinet.
– Un groupe de députés non affiliés à l’axe Téhéran-Damas se doivent de renoncer collectivement à leur mandat.
– Le président Aoun, conscient de son rôle national, doit démissionner afin de faciliter une prise du pouvoir par des personnalités civiles sous protection de l’armée.
Ce sera le vide et le chaos ? Non. Ce seront les prémices d’une IIIe République.