Depuis un mois, au Liban, la rue bouillonne et pétitionne. Depuis un mois, des centaines de milliers d’habitants, de toutes confessions, crient leur envie d’un autre pays, moins inégalitaire, moins sectaire et moins corrompu.
D’importants rassemblements ont encore eu lieu dimanche 17 novembre à Beyrouth, la capitale, Tripoli et Saïda, deux villes à majorité sunnite et Nabatiyé, tout au sud, une localité à dominante chiite. Partout, les manifestants ont exprimé le même mélange d’allégresse et de ténacité, d’euphorie à se retrouver aussi nombreux et de détermination à ne rien céder.
On trouve dans les cortèges aussi bien des libéraux que des communistes, des croyants que des incroyants, des conservateurs que des progressistes. Mais, pour l’instant, tous sont unis dans leur rejet viscéral d’un système en bout de course, incarné par une demi-douzaine de chefs communautaires, inchangés en grande partie depuis trente ans. Un club de caciques, aux poches bien remplies, qui ont instauré une « veto-cratie », un jeu politique stérile, où ils se neutralisent les uns les autres en permanence, condamnant le pays à pourrir sur pied.
Le mouvement de protestation a fait la preuve de sa maturité et de son originalité. Il alterne les méthodes dures, comme les blocages de routes, avec les méthodes douces, comme les sit-in devant des institutions honnies. Il combine le festif, le social et l’intello, mixe l’ambiance de la rave-party avec une conférence sur l’indépendance de la justice et un défilé devant la banque centrale.
Il s’accorde aussi des pauses, qui font croire à ses adversaires à un début d’essoufflement, pour mieux repartir de l’avant. Et surtout, il parvient à éviter, avec une aisance confondante, les impasses et les pièges dans lesquels d’autres auraient pu se fourvoyer, ceux du chaos, de la division et de la violence. Chaque matin, preuve de cette belle discipline, de petites mains bénévoles viennent nettoyer la place des Martyrs, le centre névralgique de la contestation, en plein cœur de Beyrouth.
En face, les responsables politiques libanais donnent l’impression de bégayer. Plutôt que de s’ouvrir à ce nouveau monde, ils recourent aux vieilles combines : accuser les mutins d’être à la solde des ambassades étrangères, leur envoyer des gros bras qui cassent tout, tenter de les amadouer et de les infiltrer en douce ou bien brandir l’épouvantail ultime, le retour à la guerre civile.
Le 14 novembre, en guise de remplaçant à Saad Hariri, le premier ministre démissionnaire, certains partis ont même poussé la candidature d’un magnat des affaires de 75 ans, Mohammad Safadi. Un pur représentant de l’establishment politico-financier libanais, dont le nom apparaît dans plusieurs dossiers suspects. Difficile de trouver pire pour incarner le changement. La bronca a été immédiate et, en moins de quarante-huit heures, l’intéressé s’est retiré de la course.
Une nouvelle légitimité est née, dans la rue, dans les manifestations pleines d’ardeur de la place des Martyrs et de la place Al-Nour, à Tripoli. Pour sortir de l’impasse, les dirigeants libanais devront le reconnaître, l’entériner par un acte fort, fondateur, à l’opposé des mesquines manœuvres auxquelles ils persistent à s’accrocher. Les révoltés sont prêts à attendre. Dimanche, signe que le vent tourne, le candidat indépendant l’a emporté, aux élections de l’ordre des avocats, sur celui soutenu par les partis au pouvoir. Le Liban change – en profondeur, sans violence. C’est un modèle au Moyen-Orient.