On demeure frappé par la métamorphose inquiétante de l’imaginaire des Libanais chrétiens, induite par le tsunami populiste qui déferle sur le monde mais qui est relayé au Liban par les discours du Courant patriotique libre (CPL) depuis l’année 2006 et le retournement spectaculaire du général Michel Aoun. Les discours aux relents haineux et racistes, au nom des droits chrétiens spoliés, sont devenus des leitmotivs de la conquête du pouvoir autocratique dont rêve son gendre, Gebran Bassil.
Nombreux sont les observateurs qui expriment leur inquiétude face au trouble dont semble atteinte la psyché d’une frange majoritaire des chrétiens libanais. Certains disent que cette vague exprime l’angoisse du lendemain et traduit une souffrance réelle. Les managers de l’identitaire ne font qu’attiser le mal au lieu de le soigner en canalisant savamment la haine contre des boucs émissaires spécifiques : les Arabes, les Syriens réfugiés au Liban, les Palestiniens et, récemment, les sunnites du Liban. Ainsi, ils font passer la ville de Tripoli, cité vénérable dans son urbanité, pour le dépotoir de la racaille terroriste-jihadiste du monde.
Peut-on soigner la souffrance indéniable du psychisme chrétien ? Cette question complexe se présente sous plusieurs aspects : politique, moral et spirituel.
D’un point de vue politique, la responsabilité est celle des partis dits « chrétiens » qui ont pris en otage les différentes communautés chrétiennes et ont monopolisé, en faveur de leur appareil politique, la représentativité confessionnelle de ces groupes ainsi que leur quota représentatif dans la fonction publique et l’appareil du pouvoir. Il est à souhaiter que les autorités ecclésiastiques cessent de jouer la carte confessionnelle politique. Il est inadmissible de voir des hiérarques faire des déclarations politiques partisanes ou, pire, se comporter en porte-parole de tel ou tel régime tyrannique de l’Orient arabe.
Sur le double plan moral et spirituel, une lourde responsabilité incombe aux magistères ecclésiastiques ainsi qu’à leurs relais pastoraux et éducatifs. Il leur appartient d’apporter du baume au psychisme souffrant de leurs ouailles en leur rappelant certains principes inaliénables de la vision chrétienne du monde. De ce point de vue, le thème de l’étranger est absolument primordial.
La Bible est traversée, du début à la fin, par la figure de l’étranger :
– « Tu n’exploiteras ni n’opprimeras l’émigré, car vous avez été des émigrés au pays d’Égypte » (Deutéronome 19, 10).
– « Vous avez un seul commandement : traitez l’étranger comme un des vôtres » (Lévitique 22, 19).
– Le Seigneur protège l’étranger; il soutient l’orphelin et la veuve » (Psaume 146, 20).
– « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Matthieu 25, 31-46).
Un des textes les plus éminents de l’Antiquité chrétienne, « L’Épître à Diognète », rédigée au IIe siècle, témoigne pour la figure du chrétien comme étranger partout mais citoyen loyal de toute patrie : « Les chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leur pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre… Ils habitent leur cité comme étrangers, mais ils prennent part à tout comme citoyens… Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies supérieurs à ces lois : ils aiment tous les hommes. »
De tels thèmes sont au cœur de la récente déclaration sur la fraternité d’Abou Dhabi signée par le pape François et le grand imam d’al-Azhar, ainsi qu’au cœur de la déclaration sur la citoyenneté d’al-Azhar. Ces thèmes sont la raison d’être du Liban, tels que les concrétisent le pacte national et les accords de Taëf. Il est bon de le rappeler sans cesse.
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*Beyrouth
OLJ