REPORTAGE
«Libération» a rencontré l’ancien Premier ministre de Kadhafi, Baghdadi al-Mahmoudi, condamné à mort et détenu dans des conditions opaques à Tripoli.
«Soyez souriants, merci», peut-on lire sur la porte du bureau du directeur de la prison Hadhba, à Tripoli. A l’intérieur de la pièce, les deux hommes présents ont le sourire, mais différemment : l’un est bonhomme, l’autre plus timide. C’est ce dernier qui retient avant tout l’attention car il émane du dernier Premier ministre de Kadhafi, Baghdadi al-Mahmoudi. Mains jointes dissimulées entre ses jambes, il est sagement assis sur un canapé en cuir vert bien qu’il se sait, depuis le 28 juillet, condamné à mort par peloton d’exécution avec huit autres dignitaires de l’ancien régime.
Malingre – le septuagénaire est atteint d’un cancer –, les cheveux et le visage rasés, Baghdadi al-Mahmoudi, vêtu de l’uniforme bleu des prisonniers, offre l’image d’une victime d’une procédure bâclée. D’ailleurs, il conteste la sentence : «Je ne me sens pas coupable, affirme-t-il d’une voix claire mais lente, tantôt en arabe, tantôt en anglais. Je ne suis pas un militaire. J’ai appliqué les lois de l’époque.»
«Aliments contaminés»
Une époque où il étalait l’image de sa splendeur. L’apparatchik, médecin de formation, cachait son embonpoint dans un costume-cravate et sa moustache était soigneusement taillée. Il déclarait, au début de la révolution, que «la Libye a le droit de prendre toutes les mesures pour préserver son unité». Pour les juges qui l’ont condamné, «toutes les mesures» ont été traduites, entre autres, par «incitation au meurtre et au viol» et, ironiquement, «atteinte à l’unité nationale».
Sur le canapé, les deux Baghdadi al-Mahmoudi, le malade agonisant et l’homme d’Etat, répondent tour à tour aux questions. Sur ses conditions de détention, c’est le timide Al-Mahmoudi qui prend la parole : «Je suis bien traité. Je suis en contact régulier avec ma famille et mes avocats. Je peux même lire les journaux maintenant.» S’ensuit la description d’une journée type : réveil à l’heure souhaitée, prières, lectures, promenade, discussions avec les détenus.
Libération n’ayant pas été autorisé à visiter les cellules et Baghdadi al-Mahmoudi ne présentant aucune trace visible de torture, aucune preuve directe ne permet de contester cette version soft de son séjour à Hadhba. Les preuves indirectes, elles, s’accumulent. A commencer par ses propres dires. Le 20 mai, lors de la dernière audience avant le verdict, l’ancien responsable de l’exécutif de la Jamahiriya («l’Etat des masses» de Kadhafi) s’était levé de sa chaise à l’intérieur de la cage aménagée pour les prisonniers, pour clamer qu’il avait été torturé. «On a tenté de l’empoisonner par des aliments contaminés et on l’a obligé à respirer par la bouche et le nez un gaz», précise Me Mehdi Bouaouaja, l’un de ses avocats tunisiens. Depuis début août, une vidéo circule sur les réseaux sociaux montrant un fils Kadhafi, Saadi – incarcéré dans la même prison, mais qui ne faisait pas partie des 37 inculpés dans le procès où figurait Baghdadi al-Mahmoudi – se faisant frapper sur les plantes des pieds durant un interrogatoire.
La fréquence des visites est au bon vouloir des geôliers, selon un membre de la famille Al-Mahmoudi : «On est prévenus par téléphone pour venir le voir et ce n’est pas régulier.» Les autorités pénitentiaires concèdent l’existence de cas de tuberculose, reflet de conditions de vie peu hygiéniques. A verser également au dossier à charge, le récit de Abdallah Dorda, le frère de Bouzid Dorda, ancien chef de l’espionnage libyen et également condamné à mort : «Mon frère est blessé aux chevilles et aux hanches. Les gardes l’ont jeté du deuxième étage.» Le prisonnier aurait refusé de renier Muammar al-Kadhafi.
Après l’annonce du jugement, Human Rights Watch et Amnesty International ont critiqué une parodie de procès où les témoins de la défense n’ont jamais pu déposer. C’est aussi ce qu’a pensé un des inculpés qui, à la fin du procès, s’est écrié : «Frères musulmans, Al-Qaeda ! Ce n’est pas la justice !» Les noms de ces deux organisations n’ont pas été jetés au hasard. A la fin de l’été 2014, alors que le procès avait officiellement commencé en avril, Tripoli tombe aux mains du «Gouvernement de salut national», non reconnu par la communauté internationale et soutenu par les Frères musulmans. Le ministère public défend néanmoins son impartialité et assure ne prendre ses ordres ni de Tripoli, ni de Beïda, où siège le gouvernement rival.
Maillon faible
La référence au groupe terroriste ramène, elle, au bureau de la prison et au second personnage, celui au sourire bonhomme : Khaled al-Chérif. Responsable de l’établissement, il est un ancien du Groupe islamique combattant en Libye, dont les membres se sont aguerris en Afghanistan avec Ben Laden. Si Khaled al-Chérif a renoncé aux armes, il est loin de désavouer ses anciens compagnons. A l’annonce de la mort du mollah Omar, le Libyen l’a qualifié de «héros».
Devant le pedigree d’un tel hôte, la timidité de Baghdadi al-Mahmoudi peut se comprendre. Surtout que le médecin admet souffrir de dépression et de problèmes psychiatriques. L’ancien Premier ministre est le prisonnier idéal, que l’on montre aux journalistes étrangers, plus commode à manœuvrer que les jusqu’au-boutistes Bouzid Dorda et Abdallah al-Senoussi, anciens chefs des services de renseignement. Saïf al-Islam, le fils du Guide et principale figure du procès, n’est, lui, pas à Tripoli. Il a suivi les audiences par vidéoconférence depuis la ville de Zintan, où il est emprisonné. Face à eux, Baghdadi al-Mahmoudi apparaît comme le maillon faible. «Il avait une vraie intelligence du système, nuance Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français dans la Jamahiriya. Il savait louvoyer entre les tendances conservatrice et moderniste. Il pouvait même tenir tête aux fils Kadhafi dont il était la bête noire et qui le martyrisaient.»
A la moindre occasion, le stratège refait d’ailleurs surface. Il s’étonne ainsi de ne pas avoir vu ses avocats tunisiens lors des audiences. Une absence qui, il le sait, met le feu aux poudres entre la Libye et la Tunisie. Le Libyen a été extradé de Tunis en juin 2012 contre la promesse d’un procès équitable et la possibilité pour ses avocats étrangers de plaider, ce qui n’a jamais été le cas.
Les conseillers juridiques tunisiens et français – représentés par le bâtonnier du barreau de Paris, Pierre-Olivier Sur – ont décidé de contre-attaquer : «Nous allons poursuivre le gouvernement tunisien de l’époque [dirigé par Hamadi Jebali, membre du parti islamiste Ennahda, ndlr]pour avoir violé le droit d’extradition. Nous voulons que notre client soit emmené dans un pays tiers, où il pourra être jugé impartialement et en sécurité», dégaine Mehdi Bouaouaja. L’avocat a aussi envoyé une demande officielle à la Cour suprême de Tripoli pour déposer un recours. Il attend une invitation pour se rendre en Libye, accompagné du président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, pour insister sur les mauvais traitements subis par son client. Mais comme c’est la Libye, il n’a pas de nouvelles…
Numéro de politicien
Sur le dossier du financement supposé de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, le vrai Baghdadi al-Mahmoudi aurait des choses à dire. Il avait affirmé en 2011, devant une cour à Tunis, que l’ancien président français avait reçu de l’argent de Kadhafi – ce que l’actuel numéro 1 du parti Les Républicains conteste fermement. La règle interdit que le sujet soit abordé avec les prisonniers. Khaled al-Chérif accepte pourtant que la question soit posée. Première réponse : «Ce n’est pas le bon moment pour en parler. J’envisage d’écrire un livre pour raconter tout cela si on me laisse le temps.»
On insiste : «Il a pris l’argent ?» Baghdadi al-Mahmoudi regarde le directeur de la prison, qui ne bronche pas : «Oui.» Il refuse d’avancer des preuves mais offre en contrepartie un joli numéro de politicien : «Je connais très bien Claude Guéant et aussi l’ancienne femme de Sarkozy [Cécilia Sarkozy, qui a participé à la libération des infirmières bulgares à Tripoli en 2007, ndlr]. D’ailleurs, elle connaissait beaucoup mieux le pays que son mari.» Ici, son sourire timide laisse place à un sourire plus franc. On l’entendrait presque rire.•