Les magnats saoudiens sont une menace pour les desseins du prince héritier
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En avril 2015, MBS se présente au Ritz-Carlton de Riyad pour une conférence. « Pendant près d’une heure, très à l’aise, le verbe coulant, ne se servant ni d’un texte ni d’un prompteur, le prince va énumérer les mesures, multiplier les annonces, jongler avec les chiffres et les termes techniques….. Pour diversifier l’économie, il propose de construire des villes nouvelles dont la cité de Neom, 26 500 kilomètres carrés, qui devrait coûter la bagatelle de 500 milliards de dollars.
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Suit une série d’événements apparemment sans relation : rupture avec le Qatar, remaniement gouvernemental ; Mohammed Ben Nayef, le prince héritier, est déchu de tous ses titres et placé en résidence surveillée. La Légion d’honneur remise par le président Hollande ne l’aura pas protégé. La place est libre, le conseil d’allégeance vote à main levée la nomination de Mohammed Ben Salmane. Les réformes sont engagées à vitesse grand V : les femmes vont pouvoir conduire, les cinémas rouvrir leurs portes. Ces mesures adoptées dans l’urgence répondent, nous explique Adel Al-Jubeir, le ministre saoudien des Affaires étrangères, à la volonté d’une population jeune, « la plus connectée du monde », de vivre dans un pays « normal ». D’autres y voient le premier volet d’un plan de conquête qui mérite qu’on prenne quelques précautions : les intrigues de palais se multiplient, des réunions se tiendraient entre les « huiles » pour amener les membres du Conseil d’allégeance à empêcher MBS d’accéder au poste suprême, au cas où le roi Salmane, âgé de 82 ans, viendrait à disparaître. Des enquêtes diligentées par la police du royaume sont menées dans le secret absolu. Pour MBS, il est temps de montrer les dents. Le 4 novembre 2017, les hommes forts du royaume sont neutralisés. Leur « libération » a déjà rapporté plus de 100 milliards de dollars à l’Etat. Le « plan McKinsey » peut entrer en application : pour l’Arabie saoudite, l’heure de la réforme a sonné.
Après quatre-vingts jours de captivité, le 27 janvier, le prince Al-Walid Ben Talal, 62 ans, vient de donner sa première interview. Il a pris place dans un fauteuil, un mug à son effigie à portée de main, dans la suite du Ritz-Carlton dont il est, enfin, sur le point de sortir. Les palaces, il connaît, mais jamais dans cette situation. Le prince est propriétaire du George V à Paris et du Plaza à New York, actionnaire du groupe Four Seasons, mais aussi de News Corporation, Apple, Twitter. Le magazine « Forbes » l’a classé 45e fortune mondiale. Il tient à s’exprimer pour, dit-il, faire taire les rumeurs selon lesquelles il aurait été jeté en prison et torturé. Car il a eu accès à la salle de sport, il a pu regarder la télévision et commander ses repas végétariens. Il n’en paraît pas moins amaigri, les traits tirés derrière ses lunettes teintées. Lui aussi est un des petits-fils du fondateur du royaume. MBS est son cousin. Mais lui n’a jamais prétendu se mêler de politique. Même si, deux mois après le sacre du roi Salmane, il a lancé sa chaîne d’information en partenariat avec Bloomberg. Al-Arab, qui devait émettre depuis le royaume de Bahreïn, promettait d’être un nouvel Al-Jazira destiné à « promouvoir la liberté d’expression »…
La station est fermée au bout de vingt-quatre heures. Al-Walid ne renonce pas. Il décide de réaliser son projet depuis le Qatar, l’émirat gazier dont les ambitions ulcèrent les Saoudiens. Mauvaise pioche. En février 2017, Al-Arab ferme définitivement ses portes et Al-Walid enterre ses rêves de tycoon. Huit mois plus tard, il ne voit toujours rien venir. Il part bivouaquer au milieu des dunes avec un journaliste de Bloomberg, Erik Schatzker. On parle politique américaine, Bourse, foot, en sirotant sous les étoiles. Le lendemain, coup de théâtre. Le monde assiste à une version moyen-orientale de la mise au pas par Poutine des oligarques russes dans les années 2000. Al-Walid Ben Talal et un autre magnat saoudien, Walid Al-Ibrahim, fondateur du plus grand groupe de presse arabe qui comprend la chaîne Al-Arabiya, sont trop riches, trop puissants, trop liés l’un à l’autre. En bref, une menace et un frein pour les desseins de MBS. A l’instar des oligarques russes, les deux hommes d’affaires seront arrêtés, puis libérés quasiment en même temps, et soumis à des pressions similaires. Comme en leur temps Vladimir Goussinski, fondateur de la chaîne russe NTV, et Boris Berezovsky, ex-patron de la chaîne ORT, le propriétaire d’Al-Arabiya a été contraint de céder la totalité de ses parts au royaume.
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Selon le « Financial Times », les autorités saoudiennes peinent toutefois à mettre la main sur les actifs du propriétaire du George V. Les banquiers suisses ont refusé de rendre les clés du coffre. D’autres investisseurs, engagés à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars, font pression pour préserver la structure de l’actionnariat de la holding du prince Al-Walid Ben Talal. Aujourd’hui, les deux ex-dirigeants sont libres, mais confrontés au même dilemme : prêter allégeance au nouvel homme fort de Riyad et renoncer à la politique ou résister. MBS les laisse s’interroger et ne doute pas de la réponse. Son entourage, lui, ne doute pas de sa victoire.