En l’espace de quelques jours, le Liban a donné l’impression qu’il pourrait émerger de l’incurie qui le ronge. Un tribunal a osé condamner, par contumace, l’assassin du président Bachir Gemayel, 35 ans après les faits. Un budget fut miraculeusement voté sans pour autant que le quitus comptable des exercices précédents soit légalement établi par le Parlement, comme l’exige la Constitution (article 87). Est-ce là le signe que tout va pour le mieux ou est-ce un acte politique que concède, par nécessité, le Hezbollah dont l’hégémonie sur le Liban ne se discute plus.
Il est légitime de se réjouir qu’un budget existe enfin mais, malheureusement, c’est au prix d’une entorse aux règles constitutionnelles. Le citoyen ordinaire est prié de faire contre mauvaise fortune bon cœur en se disant. Après tout, on n’est pas à une violation près de la Constitution, la déliquescence de l’Etat ayant atteint un niveau tel qu’on voit mal comment on pourrait descendre encore plus bas. La non-conformité aux règles établies est devenue, elle-même, la règle par excellence. Ce budget survient après l’introduction d’une série de taxes et d’impôts devant servir à améliorer les recettes d’un Etat devenu, depuis des décennies, une vieille bête de somme qu’on continue à exploiter et à rendre exsangue.
Nul ne peut et ne doit se soustraire à l’impôt, certes, mais encore faut-il que ce dernier puisse servir au bien commun des citoyens. Or tel n’est pas le cas. On puise dans la poche de ces derniers, non pour financer des réformes ou une remise en état des infrastructures, mais uniquement pour assurer la masse salariale d’une pléthore de fonctionnaires au sein d’une administration d’un autre âge. Selon un récent rapport du Fonds Monétaire International, 51% environ des libanais ne disposent pas du revenu minimum et vivraient donc en-dessous du seuil de pauvreté. A quoi cela sert-il de vouloir « remplir d’eau une corbeille en osier » comme le dit le proverbe arabe ou le tonneau au fond creux des Danaïdes comme le disent d’autres cultures.
Et tout cela, dans une atmosphère lourde et fétide de corruption à tous les niveaux. Il est aisé d’accuser la seule classe politique d’être responsable d’une telle situation. Les hommes ne sont pas naturellement mauvais et corrompus, c’est le système lui-même qui les pervertit. Ce sont les structures et le mode de fonctionnement de l’Etat, ainsi que l’hégémonie dont souffre le pays, qui créent les conditions d’un tel opportunisme pervers. Placez quelqu’un devant un trésor non surveillé. Ne vous étonnez pas si cet homme succombe à la tentation du vol. L’Etat libanais est à l’image de ce pactole sans surveillance. La répartition des charges au prorata des confessions contribue largement à entretenir le mal. Le secteur public est anormalement devenu le premier employeur du pays ; doux euphémisme pour dire que l’administration publique est une caisse déguisée de chômage. Ce système pourri est, de plus, maintenu en survie artificielle par l’hégémonie armée du Hezbollah qui laisse faire ses obligés, ses affidés, ses alliés ainsi que ses nouveaux vassaux. La corruption n’est pas seulement une perversion morale, c’est aussi une stratégie politique.
Comment briser le cercle vicieux sans casser la baraque ? D’abord, fermer le robinet une fois pour toutes. Ceci signifie de privatiser, complètement et de manière étanche, tous les services que cet Etat indigent s’obstine à remplir : Electricité, adduction d’eau, téléphonie et télécommunications, infrastructures diverses, transports, voierie etc. Mais ceci ne peut se faire que dans le cadre d’une politique générale de protection sociale du citoyen.
L’autre événement qui insuffle un peu d’optimisme est le verdict rendu contre l’assassin du président Bachir Gemayel en 1984. Est-ce là le signe que la justice libanaise a enfin retrouvé son autonomie par rapport au pouvoir politique ? Un jugement par contumace est en principe revu le jour où on met la main sur l’inculpé. Le citoyen attend qu’on lui explique par quel miracle un juge a osé condamner, par contumace, à la peine capitale cet assassin alors que des dizaines d’autres sont toujours en cavale ou carrément bien installés à domicile et fiers de leurs crimes ?
La condamnation de Habib Chartouni est-elle un signe de bonne santé des institutions ? Ou bien, est-ce de la poudre aux yeux ? Une opération de marketing ? Une opportune concession politique octroyée par les forces d’hégémonie et devant servir de carotte tendue à une frange de la population afin de contrecarrer toute velléité d’opposition à la mise du pays sous tutelle ?
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*Beyrouth