Le « saccage du patrimoine en Syrie », dénoncé mardi 9 décembre par Pascal Butterlin sur le site geopolitis.francetvinfo.fr, suscite à la lecture un malaise certain. Le directeur de la Mission archéologique de Mari a raison de souligner que le pillage dont moult sites historiques sont actuellement victimes n’est « sans doute pas fini ». Il n’a peut-être pas tort de mettre en cause l’Etat islamique dans certains des trafics qu’il évoque. Mais il aurait été mieux inspiré, lui qui a travaillé de nombreuses années en Syrie et qui sait donc – du moins on l’espère… – de quoi il retourne, de ne pas taire comme il le fait la part qui revient au régime, à son armée et à ses partisans, dans les destructions de sites et dans le commerce actuel des antiquités.
Alors qu’il implique Da’ech, à quatre reprises, en le citant nommément, il n’attribue en effet aucune responsabilité directe dans la situation dramatique qui est celle aujourd’hui des antiquités syriennes, ni au régime syrien en tant que tel, ni aux forces régulières, ni aux mercenaires chiites accourus de partout pour prêter main forte au régime, ni même aux milices mafieuses constituées de chabbiha dont les trafics et les exactions au détriment du patrimoine national remontent pourtant à des décennies. Ses collègues qui travaillaient naguère au nord de Lattaquié, sur la côte syrienne, et en particulier ceux qui ont été priés au milieu de la première décennie 2000 de plier bagage pour laisser un autre genre « d’experts » poursuivre leurs fouilles pourraient en attester.
Il ignore par ailleurs le rôle néfaste que jouent depuis longtemps certaines tribus, propriétaires ou occupant de vastes zones qui contiennent des sites répertoriés ou des tells en attente de prospection. Elles estiment souvent que leur installation ancienne leur confère des droits non seulement sur la surface des terrains qu’elles cultivent, mais également sur les ressources et éventuellement les trésors contenus dans leur sous-sol. Bien qu’interdite et officiellement sanctionnée, la recherche de pièces de toutes natures et de toutes époques par les agriculteurs et les bergers faisait le bonheur des trafiquants au profit de qui ils travaillaient, souvent de mèche avec de très hauts responsables au sommet de l’Etat. Or l’allégeance de ces tribus est éminemment versatile. Un jour alliées au régime, elles peuvent le lendemain se soumettre à celui à qui la force des armes confère l’autorité, qu’il s’agisse d’un groupe armé de l’opposition, islamiste ou nationaliste, d’un chef des services de sécurité ou d’un parti kurde plus ou moins indépendantiste.
A deux reprises, Pascal Butterlin incrimine des « groupes ». Mais, quand il ne s’agit pas du « groupe Da’ech », il s’agit de « groupes comme Da’ech ». En parlant d’ailleurs d’une « maison chrétienne systématiquement pillée » à Doura Europos, il oriente d’une autre manière les regards vers ceux qu’il considère comme les présumés coupables. Pour le reste, il évoque des « dégâts collatéraux », provoqués soit par les combats, soit par « des combattants qui manquent de connaissances de base sur les monuments ». Tout cela aboutit de fait à exonérer les autorités syriennes, les politiques comme les militaires responsables de la conduite des opérations, de toute responsabilité directe dans les destructions et les trafics. Volontaire ou non, ce silence est irrecevable.
L’objectivité exige de rappeler que des atteintes au patrimoine syrien ont été commises dans plus d’une demi-douzaine de villes bien avant que l’Etat islamique soit apparu dans l’est et le nord de la Syrie, et, surtout, avant que Da’ech soit devenu le porte-manteau commode d’une partie des crimes commis par les uns et les autres, et parmi eux par les partisans du pouvoir en place. Peut-on lui rappeler, puisque sa mémoire est sélective, que, en se retranchant à l’intérieur de la citadelle d’Alep et en bombardant de là les quartiers populaires environnants, les forces du régime ont attiré sur elle des tirs en retour et provoqué des destructions peut-être irréversibles ? Il est vrai qu’elles n’ont pas eu l’exclusivité de ce genre de comportement irresponsable, puisque, pendant qu’elles agissaient de la même manière à Qalaat al-Moudiq, à Homs, à Hama, à Palmyre et à Bosra, des combattants de l’opposition se retranchaient à l’intérieur du Krak des Chevaliers…
Dès le mois de mars 2012, alors que le régime avait commencé à écraser sous les bombes une rébellion qui ne disposait encore que d’armes individuelles, le Mouvement du Changement national avait demandé à l’UNESCO, au nom de l’opposition syrienne, « d’agir pour préserver le patrimoine des attaques de l’armée ». Pour ne pas être en reste, le directeur général des Antiquités et des Musées (DGAM) avait lancé un appel similaire au mois de juillet suivant. Mais, avant de rejeter le problème de la protection des sites sur la communauté internationale – comme Bachar al-Assad le fait aujourd’hui avec l’Etat islamique qu’il a contribué à créer… -, l’intéressé aurait pu demander aux dirigeants de son pays de retirer leurs troupes des lieux qu’elles mettaient en danger.
Quelques mois plus tôt, au mois de juillet 2011, le Premier ministre syrien Adel Safar avait diffusé à différentes administrations de son pays une lettre pour le moins « curieuse ». Elle mettait en garde ses destinataires contre « l’infiltration du pays par des groupes criminels équipés d’outils de haute technologie et spécialisés dans le vol de manuscrits et d’antiquités, ainsi que dans le pillage des musées ». Compte-tenu de la situation qui prévalait alors en Syrie et de l’impossibilité de prévoir l’évolution d’une contestation qui n’avait pas encore quatre mois, cette mise en garde s’apparentait à la prophétie auto-réalisatrice de Bachar al-Assad concernant l’apparition dans son pays de groupes terroristes… qui se sont effectivement constitués, mais autour d’hommes qu’il avait opportunément amnistiés et extraits de ses prisons.
Propriété de tous les Syriens et constitutif de leur histoire, avant de l’être de la nôtre, le patrimoine de la Syrie doit être protégé. Avec abnégation et imagination, des archéologues, des architectes, des urbanistes, des historiens et des chercheurs de toutes spécialités et de toutes nationalités s’y emploient avec leurs amis syriens depuis le début du soulèvement populaire. Ils n’hésitent pas, quand ils disposent des renseignements nécessaires, à désigner les auteurs des agissements qui portent atteinte à ce patrimoine. Quand ils l’ignorent, ils s’abstiennent et se taisent, parce qu’ils ne sont pas au service d’un camp ou d’un autre, mais uniquement des intérêts du peuple syrien.
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Concernant la notion de patrimoine en Syrie, et s’agissant en particulier de la ville d’Alep, on lira avec profit deux études publiées par l’anthropologue Thierry Boissière, maître de conférences à l’Université Lumière-Lyon II, et le géographe Jean-Claude David, chargé de recherches au CNRS, qui avaient coordonné l’ouvrage Alep et ses territoires. Fabrique et politique d’une ville (1868-2011) :
– « La destruction du patrimoine culturel à Alep : banalité d’un fait de guerre ?« , in Confluences Méditerranée n° 89, printemps 2014, pp. 163-171.
– « Guerre contre l’Etat, guerre contre la ville : Alep, otage des combats en Syrie« , in Moyen-Orient n° 24, octobre – décembre 2014, pp. 84-91.