L’INDISPENSABLE MISE A MORT DE LA VILLE
Le terme d’urbicide apparut dans les années soixante pour dire l’urbanisation sauvage du développement immobilier de ces années-là. Mais, dans les années 1990, l’urbicide reçut une définition moins architecturale et plus symbolique ou socio-politique, grâce à l’ancien maire de Belgrade, lui-même architecte, Bogdan Bogdanovic. Il définit l’urbicide comme étant le « meurtre rituel de la ville ». Dans L’Etat de Barbarie de Michel Seurat, qu’on vient de rééditer, l’auteur ne connaissait pas ce concept mais toute son analyse de la situation syrienne et des rapports de pouvoir qui lui sont inhérents utilise comme grille de lecture l’opposition entre deux modes de vie et de culture : celui de la ville (al hadira) caractérisé par son urbanité et son espace rassembleur voire cosmopolite, en face de celui de la steppe ou des campagnes (al badiya) caractérisé par son esprit de corps (assabiya) et sa «bédouinité» qui opère une double réduction. Cette assabiya dilue, dans un premier temps, toute personne au statut de simple composante d’un groupe conçu comme un « tout » et réduit, dans un deuxième temps, le groupe lui-même à un seul individu : le chef, l’inspiré, le représentant du ciel, l’illuminé, le cheikh-el-chabab, le chef de bande, le parrain maffieux etc …
Dès lors, l’esprit de corps qui caractérise cette assabiya ne peut s’exprimer que par une allégeance aveugle vis-à-vis de cet individu-chef dont le groupe ne serait que le corps symboliquement global. Porter atteinte à la cohésion du groupe, ou à son « identité-essence », c’est porter atteinte au corps de ce monstrueux Léviathan d’un genre particulier.
En face, l’urbanité ignore l’esprit de corps (assabiya) puisqu’elle reconnaît une diversité plurielle d’individualités possédant chacune une finitude charnelle, un corps propre. Au sein de l’espace urbain, il n’y aurait place que pour de tels individus dont l’allégeance première va à leur cité-patrie. Ce sont des citoyens qui se soumettent volontairement, non à la volonté arbitraire d’un chef inspiré mais à la loi aussi imparfaite fut-elle.
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Ainsi compris, l’urbicide désignerait le rite de mise à mort de l’espace de la ville comme objectif identitaire et non comme objectif stratégique. Tout se passe « comme si la ville était l’ennemi parce qu’elle permettait la cohabitation de populations différentes et valorisait le cosmopolitisme[1] ». On le voit à l’œuvre dans la révolution syrienne qui est, avant tout, un soulèvement urbain : les villes au sens large, avec leurs banlieues et leurs bourgs immédiats, sont saisies par une dynamique de rejet de l’urbicide que le régime pratique depuis presque un demi-siècle. Jadis, les masses arabes lançaient invariablement le slogan de la assabiya (esprit de corps) : «Par notre âme et notre sang, nous te rachetons ô notre chef». Curieusement, ce slogan typique de l’esprit de corps n’est plus lancé par ces foules qui se soulèvent. De plus, ce même slogan se retrouve dans la bouche des supporters du régime oppresseur de Syrie qui présente la révolte syrienne comme un corps-à-corps entre le chef, comme âme du corps de la masse, et chacun des individus qui se jette à corps perdu vers la mort pour affirmer que son corps est à lui et à nul autre.
L’urbicide avait été pratiqué sur Beyrouth et le Liban depuis 1975. A partir de 1990 et des accords de Taëf, les forces de la badiya (bédouinité) et de la assabiya (esprit de corps) ont tout fait pour empêcher la résurgence de l’espace urbain. Ce rituel urbicide a culminé en 2005 par les assassinats pratiqués sur des figures éminemment symboliques de l’urbanité cosmopolite et non du particularisme identitaire. A Sarajevo, durant les guerres yougoslaves, ce sont les forces ultra-identitaires serbes et croates qui ont commis l’urbicide. En Syrie, c’est surtout Homs, espace urbain éminemment diversifié, qui est victime de la haine incommensurable de l’esprit de corps du régime factieux et clanique en place. La stagnation libanaise actuelle n’est rien d’autre que l’acharnement à empêcher tout épanouissement de l’espace urbain, donc de l’état de droit, au profit des territoires identitaires contrôlés par la bonne volonté d’individus, forts en gueule, qui se voient eux-mêmes comme la quintessence du corps collectif dont ils émanent.
Pour parler du Tibet et de ses revendications, on trouve tout à fait naturel de disserter sur la spécificité du Bouddhisme Vajrayana et de son Dalaï Lama comme symboles de l’identité tibétaine. Nos media ne sourcillent aucunement quand ils parlent des « partis politiques chrétiens » comme étant la chose la plus naturelle au monde. Nul ne se préoccupe de froncer le sourcil en parlant d’un Parti de Dieu (hezbollah) comme s’il allait de soi que Dieu puisse diriger des milices armées et des bandes organisées aux activités on ne peut plus louches. Mais dès qu’on évoque une population syrienne qui réclame sa liberté en fonction de sa culture musulmane tout le monde est saisi par une crise de psychose hystérique anti-islamique pour ne pas dire anti-sunnite. Cela confine parfois au racisme primaire. Le soulèvement urbain en Syrie s’exprime par la culture de la majorité de ce peuple et cette culture est musulmane. L’urbanité levantine, ce vieil héritage de Rome et de Byzance, a aussi une expression musulmane qu’on voit à l’œuvre. Il est temps que les églises chrétiennes du Levant se rappellent que le christianisme n’a jamais prôné une apologie de l’Identitaire. Ces églises frileuses sont invitées à se souvenir que leur religion est, à l’origine, une religion des villes et que le culte chrétien s’est répandu dans les campagnes et y a répandu l’urbanité, c’est-à-dire l’unité du multiple.
Rédigé en ce jeudi12 juilleti 2012
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Beyrouth