En 1999, l’archéologue Johan Reinhard n’en croyait pas ses yeux quand il exhuma, des glaces de la Cordillère des Andes, trois corps de petits enfants momifiés. L’une de ces momies fut surnommée la « vierge des neiges » tant la grâce, la douceur et une sérénité hors du temps semblent émaner du visage de la fillette suppliciée. Il s’agissait de dépouilles d’enfants que les Incas mettaient à mort afin de renforcer l’unité de leur empire et de s’attirer les grâces de leurs divinités. La Bible, elle aussi, évoque les sacrifices d’enfants en hommage à cette étrange divinité appelée Moloch qu’auraient pratiqué les peuples de Canaan. L’extermination des enfants d’Egypte avant la sortie du peuple hébreu du pays des Pharaons demeure dans toutes les mémoires de même que le massacre des enfants de Bethléem par le roi Hérode à la naissance de Jésus de Nazareth.
On ne peut s’empêcher d’évoquer tous ces faits face aux images du massacre des enfants de Houla en Syrie. Mais pourquoi donc s’acharne-t-on sur les enfants ? Il n’y a pas de réponse que la raison humaine puisse apporter à cette question. Les images de ces dépouilles éparpillées ont une conséquence étrange : elles nous font éprouver un sentiment de honte suprême du seul fait d’appartenir au genre humain.
Face à tant de férocité dans la cruauté, face à tout ce mal, on se sent dépourvu, impuissant. On regarde ces visages si doux, on a peur de laisser monter la violence en soi. On sait que la colère finira par s’emparer de chacun et entraînera chacun dans le cycle infernal de la haine pure. On voudrait la justice, rien que la justice. Mais on est écartelé entre la justice sereine et la revanche échevelée. On sait que le tueur n’est pas une bête féroce mais un être humain aussi banal que tous ses semblables. On sait que le bourreau le plus cruel et le plus pervers ne peut être dépouillé de sa propre dignité car elle est inaliénable, elle est le propre de cette condition naturelle d’homme.
Les images de l’enfance martyrisée de Syrie finissent par induire en nous un sentiment étrange d’indifférence par rapport au réel. On regarde. On voit des corps éventrés, désentripaillés. On voit des visages broyés et, au milieu des chairs pantelantes, un œil qui vous fixe, une bouche entr’ouverte. Est-ce un sourire ? Ce sourire de l’enfant aurait-il été l’ultime tentative du gamin pour dissuader l’assassin en le charmant par ce qui est l’exclusivité de l’homme dans le règne animal : le sourire ? L’homme seul sourit. Les singes, nos proches cousins, peuvent tout au plus ricaner.
On se sent aussi inconsistant que la fumée face à un tel spectacle. On voudrait appartenir au monde des fantômes et non à celui des hommes tant notre nature nous fait honte. Car, nous savons au fond de nous-mêmes, que ce que nous voyons est l’œuvre de notre nature commune. Le mal n’a pas d’existence en dehors de chacun de nous. Le mal est un acte humain et non une fatalité naturelle. Un tremblement de terre n’est pas l’expression d’un mal car les lois naturelles n’ont rien à voir avec la morale. Des actes monstrueux comme les massacres de Houla relèvent de la responsabilité de chacun de nous.
Il y a longtemps que la crise syrienne n’a plus rien à voir avec la politique ou la géostratégie. La crise syrienne incarne, par excellence, la démesure humaine, cette fameuse hybris qui fut si bien perçue à l’aube de la pensée grecque. Cette crise constitue, aujourd’hui, la ligne de démarcation entre le bien et le mal. Cette ligne ne sépare pas, de manière manichéenne, deux camps distincts. Cette ligne circonscrit les bornes de la volonté humaine, celle de tout un chacun. Réagir face à tant d’horreurs ne signifie pas le lynchage des coupables. Réagir est un devoir moral car la crise syrienne pose la question de ce que signifie l’appartenance au genre humain. Le droit d’ingérence s’impose ici bien avant l’obligation juridique du respect de la souveraineté des états.
En massacrant les enfants de Bethléem, Hérode pensait faire disparaître ce qui fait trembler le trône des puissants : la parole incarnée, l’Enfant par excellence. Ce que tous les Hérode du monde ne savent pas, éclate sur les visages des enfants syriens. Ce que les tyrans ne comprennent pas brille dans le regard des cadavres des enfants de Syrie : l’essence même de notre humanité que nous appelons « liberté ».
Rédigé en ce mercredi30 mai 2012
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* Beyrouth