PALÉOGÉNÉTIQUE L’histoire de la vigne et du vin est millénaire, c’est entendu. Mais combien de millénaires exactement ? La datation des débuts de la pratique faisait jusque-là l’objet de bien des débats scientifiques. Les plus anciennes traces archéologiques de culture de raisin et de vin ont été découvertes dans le Caucase, en Géorgie, et ont été datées à plus de 7 000 ans. Une grande collaboration internationale à laquelle participent des scientifiques français fait aujourd’hui remonter cette pratique encore plus loin dans le temps, avec une domestication de la vigne précédant de plus de 4 000 ans les plus anciennes traces archéologiques, au tout début du néolithique et de l’invention de l’agriculture. Ces travaux sont publiés cette semaine dans la revue Science.
Cette fois, ce ne sont pas des fouilles archéologiques qui ont abouti à ce résultat, mais un long travail d’enquête génétique, sur des milliers de plants de vigne, issus d’un peu partout dans le monde. « La collaboration internationale menée par des chercheurs chinois, et à laquelle nous participons, a rassemblé et analysé 1 600 cépages de vignes domestiquées, et 840 lambrusques, des sous-espèces de vigne sauvage. C’est un travail colossal », raconte Thierry Lacombe, professeur à l’Institut Agro de Montpellier et coauteur de la publication. « La contribution française est très importante, puisque les deux centres Inrae (Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) de Bordeaux et Montpellier n’apportent pas loin d’un millier d’échantillons génétiques », ajoute Pierre-François Bert, maître de conférences à l’Université de Bordeaux et membre d’une unité mixte de recherche sur l’écophysiologie et la génomique de la vigne.
« Avant cette nouvelle étude, la théorie la plus crédible était qu’il y avait un foyer unique de domestication de la vigne, autour du Caucase, ce qui correspondait aux plus vieilles traces archéologiques de vin retrouvées en Géorgie, rappelle Robin Allyn, spécialiste de l’histoire de la domestication des plantes à l’Université de Warwick, auteur d’un article de commentaire dans Science. Mais cette énorme étude génétique, qui se base sur au moins dix fois plus d’échantillons que les précédentes, décrit une domestication qui démarre à la même époque dans deux régions différentes. Elles sont séparées d’un millier de kilomètres : le Caucase d’un côté, autour de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, et le Proche-Orient de l’autre (autour d’Israël, de la Jordanie, du Liban et de la Syrie, NDLR) ».
Si les deux foyers sont clairement distincts, les incertitudes sur la chronologie ne permettent pas d’affirmer qu’il n’y a pas eu de contacts entre les deux zones. « On sait désormais qu’il y a 20 000 à 10 000 ans, les sociétés humaines avaient déjà des échanges sur de très grandes distances, avec notamment le transport d’éléments de valeur, comme des coquillages marins ou des fragments d’obsidienne », remarque le chercheur britannique. « Il est donc tout à fait possible qu’il y ait eu des contacts et des échanges de techniques entre les deux régions il y a 11 000 ans. »
Autre surprise, c’est le foyer du Moyen-Orient, et non pas de celui proche de la Géorgie, qui a donné les raisins de tables actuels et les cépages utilisés en viticulture dans le monde entier. Les cépages du Caucase ont peu essaimé. « La majorité des cépages dans le monde seraient donc issus d’une diversification des vignes initialement domestiquées au Proche-Orient, avec des raisins destinés au vin comme à la table », explique Thierry Lacombe. Les cépages européens actuels sont eux, issus d’une hybridation des variétés qui arrivaient du Proche-Orient avec les souches de vignes sauvages qui poussaient dans les forêts européennes.
L’invention du vin probablement accidentelle
L’un des marqueurs génétiques de la domestication étudié par les chercheurs est le passage de plantes sauvages mâles et femelles à des plantes hermaphrodites, avec pistils et étamines sur la même fleur. « Sans cela, la culture de la vigne serait bien trop contraignante, il faudrait s’arranger pour qu’il y ait une pollinisation croisée entre les plants des deux sexes », explique Pierre-François Bert.
L’étude génétique des cépages, qui permet de reconstituer les arbres évolutifs des différentes sous-espèces, et de comprendre à quel moment des caractères génétiques divergent, ne peut en revanche pas dire si l’intention première des premiers cultivateurs de vigne était de produire des fruits comestibles ou de l’alcool. Mais « la domestication a produit très tôt des variétés pour la table et pour la cuve, précise Thierry Lacombe. Pour le vin, les baies sont petites et riches en sucre tandis que les baies plus grosses, plus croquantes et moins sucrées sont destinées à la table. »
L’invention du vin a quant à elle probablement été accidentelle : « On peut imaginer que des raisins moins bons à manger, avec une peau plus épaisse et des pépins plus gros, ont pu être oubliés au fond d’un récipient où ils ont fermenté. » Or ces derniers donnent un meilleur vin que les grains de table ! Cela a pu pousser nos ancêtres à orienter la sélection dans ce sens pour obtenir des cépages spécifiques.
Avec l’énorme quantité d’informations génétiques produites pour cette étude par les centres de génomiques chinois, c’est l’ensemble des recherches sur la vigne qui devraient en profiter. « Nous allons pouvoir utiliser ces données pour nos projets de recherche sur l’amélioration des cépages, en particulier leur adaptation au réchauffement climatique », explique Pierre-François Bert. Un enjeu de plus en plus fondamental pour toute l’industrie viticole française, à mesure que les températures augmentent et les précipitations diminuent. C. V.