Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Venant soixante-douze heures après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien, la visite n’était pas passée inaperçue. Le 16 juillet, Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas, avait été reçu par le roi Salman d’Arabie saoudite, en marge d’un pèlerinage à La Mecque. A cette occasion, le chef de file du mouvement islamiste palestinien, issu des Frères musulmans égyptiens, s’était aussi entretenu avec les deux hommes de confiance du souverain, son fils Mohamed ben Salman, ministre de la Défense, et son neveu, Mohamed ben Nayef, ministre de l’Intérieur.
Large front sunnite
L’honneur fait à Khaled Mechaal, persona non grata dans le royaume depuis trois ans, a matérialisé un tournant diplomatique en germe depuis l’avènement de Salman au pouvoir, en janvier: le rapprochement de l’Arabie saoudite avec la mouvance des Frères musulmans. Pour former le front sunnite le plus large possible face à l’Iran, son rival pour la suprématie régionale, conforté par l’accord de Genève, et pour établir le cordon sanitaire le plus hermétique possible face à l’Etat islamique (EI), son autre hantise du moment, Riyad a besoin de la confrérie.
«La diplomatie saoudienne a deux objectifs: stabiliser le Proche-Orient et le purger de toute ingérence iranienne, expose Jamal Khashoggi, commentateur politique averti du royaume. La normalisation avec les Frères musulmans participe de cette stratégie. En Syrie, au Yémen, en Palestine, ils sont influents. Si nous voulons avoir un impact régional, nous ne pouvons pas les ignorer. Nous sommes juste réalistes.»
Les relations entre la pétromonarchie et le mouvement islamiste, en dents de scie depuis plus d’un demi-siècle, s’étaient brutalement détériorées en 2011 lorsque les soulèvements arabes avaient paru profiter aux Frères, vainqueurs des élections en Egypte et en Tunisie. Pendant quelques mois, la monarchie wahhabite, gardienne autoproclamée de l’orthodoxie sunnite, a assisté à l’ascension d’un mouvement qui se réclame non seulement du Coran, comme elle, mais aussi des urnes et de la rue. Une évolution intolérable pour la maison des Saoud, une dynastie de droit divin, qui a toujours refusé la mise en place d’une monarchie constitutionnelle. Enfin, la proximité entre la confrérie et le Qatar, petit royaume gazier à la diplomatie ambitieuse, n’a pas manqué d’agacer Riyad.
Le putsch du général égyptien Abdel Fattah al-Sissi, en juillet 2013, contre Mohamed Morsi, le président issu de la confrérie, initiateur – hérésie suprême – d’un rapprochement avec l’Iran, ouvrit les vannes d’une répression anti-Frères à l’échelle régionale. L’Arabie saoudite y participa, en plaçant le groupe, en mars 2014, sur sa liste des organisations terroristes, au même titre que l’EI. Cette offensive se doubla d’une campagne de pressions très intenses sur le Qatar, sommé par ses voisins saoudiens et émiratis de rompre avec eux.
Cette phase est terminée. Embastillés en Egypte, enlisés en Syrie, en retrait en Tunisie, où ils ont perdu les élections en 2014, les Frères font beaucoup moins figure d’épouvantail. Le roi Salman partage d’autant moins l’allergie anti-islamistes de son prédécesseur, Abdallah, que Mohamed ben Nayef, son ministre de l’Intérieur, est dans les meilleurs termes avec l’émir Tamim du Qatar.
Le signal de la détente avait été donné dès février, par le défunt Saoud al-Fayçal, alors ministre des Affaires étrangères. «L’Arabie saoudite n’a pas de problème avec les Frères musulmans, son problème est seulement avec ceux qui suivent le guide suprême», avait-il déclaré, à la surprise générale. La formule introduit une distinction entre la maison mère égyptienne, dirigée par Mohamed Badie, le guide suprême des Frères musulmans, actuellement en prison, et ses autres branches. Si le retour en grâce de la première reste difficile, Riyad se refusant à brusquer son allié Abdel Fattah al-Sissi, la réhabilitation des secondes est en cours.
Reconquête du Yémen
«Avec le Hamas, ce processus n’en est qu’à ses débuts», précise Jamal Khashoggi. Ses dirigeants planchent sur un nouveau voyage dans le royaume, après l’Aïd el-Kébir, fin septembre. Pour s’attirer les bonnes grâces de Riyad, Moussa Abou Marzouk, le numéro deux du mouvement, a admis pour la première fois, fin juillet, que l’Iran avait cessé son aide, notamment militaire, aux islamistes palestiniens. Une réaction de Téhéran à la rupture entre le Hamas et le régime syrien, qui avait longtemps hébergé Khaled Mechaal – jusqu’à ce que celui-ci ne parte pour Doha, en 2012 –, et au soutien que son mouvement a apporté à l’offensive saoudienne au Yémen, contre les milices houthistes pro-iraniennes. En échange du pardon des offenses, il est probable que Riyad exigera de ses interlocuteurs palestiniens non seulement des gestes de réconciliation avec le Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, mais aussi la garantie que ses éventuels subsides ne profiteront pas aux brigades Ezzedine al-Qassam, l’aile militaire du mouvement.
Outre Mechaal, Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahda, la version tunisienne des Frères, Hammam Saïd, un cadre de la filiale jordanienne, et Abdel Majed al-Zindani, un responsable d’Islah, la branche yéménite, ont été accueillis dans le royaume ces dernières semaines. A Aden, tête de pont de la «reconquête» du Yémen, enclenchée depuis juillet, l’Arabie saoudite a donné son aval à la nomination, comme gouverneur, d’une figure pro-Islah, Nayef al-Bakri.
«Au Yémen, les Frères sont très puissants à Mareb [à l’est de Sanaa], une ville d’où pourrait être lancée une offensive terrestre en direction de la capitale», calcule Jamal Khashoggi. Nouveau théâtre de l’affrontement indirect entre Riyad et Téhéran, le Yémen sera un terrain test du partenariat, encore embryonnaire, entre le royaume et les Frères musulmans. Pour ce courant islamiste modéré, discrédité par le fiasco de l’épisode Morsi et laminé par deux ans de répression tous azimuts, c’est l’occasion inespérée de redresser la tête.
LE MONDE
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