Ce qui se joue actuellement en France, patrie de l’esprit des Lumières, dépasse la personnalité des candidats et leurs programmes. La dimension universelle des enjeux de ce scrutin ne relève pas d’une idéologie traditionnelle de gauche ou de droite, ni d’une opposition entre doctrines économiques inconciliables. Toutes les idéologies sont mortes.
La dimension universelle de ce scrutin français, à l’instar des récentes élections présidentielles américaines ainsi que du référendum britannique, touche à un registre plus anthropologique, c’est-à-dire à une certaine conception de la personne humaine à laquelle les bouleversements de la mondialisation confèrent une priorité nouvelle. On ne se détermine plus, politiquement, en fonction d’un système doctrinal : suis-je partisan d’une économie planifiée, d’une économie libérale, d’un étatisme autoritaire etc. Tout indique que, de nos jours, l’interrogation principale consiste à se dire : Qui suis-je ? Suis-je un sujet autonome, citoyen d’un pays régi par un contrat social et respectant la règle du droit ? Suis-je l’expression de la volonté commune d’un groupe ou d’une communauté se distinguant par une identité pérenne ? Suis-je une bulle inconsistante surfant sur les vagues d’inextricables réseaux qui m’emportent à tout vent ? D’autres questionnements du même ordre peuvent surgir à n’importe quel moment.
Si on devait simplifier, fut-ce de manière réductrice, ces élections françaises révèlent un clivage entre une perception de soi comme individu dans un monde en pleine mutation globale et une perception de soi comme parcelle d’une réalité collective que l’histoire aurait dotée d’une identité homogène, peu sujette aux métamorphoses. Mais, en filigrane, se profile quelque chose d’autre, quelque chose que certains qualifient de « post-moderne », d’autres de « post-démocratique ». Certains parlent de nouveau « populisme », de « sectarisme », de « racisme » etc. Bref, nous aurions quitté le registre d’une certaine rationalité et de ses libertés de choix, pour celui de l’affect et du déterminisme inéluctable de l’émotivité.
Ce qui transparaît ainsi, appartient à ce qu’Umberto Eco appelle « Ur-Fascisme » ou fascisme structurel, perpétuel. Dans son célèbre discours de 1995, Eco se livre à un véritable travail de sémiologie clinique afin d’identifier les symptômes permettant de reconnaître cette pulsion morbide, apparemment universelle et ne se résumant pas au seul exemple du fascisme italien du XX° siècle. Contrairement au nazisme, le modèle italien n’était pas doté d’une armature idéologique solide ce qui le rend suffisamment malléable pour épouser de multiples formes. Dès lors, comment le reconnaître ?
«Je crois possible, dit Eco, d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler […] le fascisme primitif et éternel». Cette liste inclut quatorze critères qui ne s’organisent pas en système clos. Certains se contredisent entre eux et/ou se retrouvent dans d’autres formes despotiques. Cependant, il suffirait d’un de ces attributs, fut-il le plus anodin, pour que le fascisme puisse s’en servir et éclore.
On peut les résumer ainsi :
« Culte obsessionnel de la tradition » ; « rejet du modernisme post-1789 » ; « culte de l’action brute où la culture est suspecte » ; « rejet du pacifisme et culte de lutte » « culte de la mort héroïque » ; « rejet de l’esprit critique » ; « peur de la différence, xénophobie et racisme » ; « obsession du consensus et de la pensée unique » ; « mobilisation de toutes les frustrations » ; « exaltation narcissique du moi collectif »; « obsession paranoïde du complot »; « élitisme populaire réactionnaire menant vers le parti unique » ; « haine de la finance » ; « populisme sélectif où le citoyen est l’émanation de la volonté collective» ; « volonté de puissance machiste : antiféminisme et homophobie » etc.
Voilà une belle énumération qu’on retrouve partout, à commencer par le Liban, et qui donne à réfléchir à la veille du second tour des élections présidentielles françaises.
acourban@gmail.com
*Beyrouth