« Nous avons perdu tout espoir » : les quatre raisons de l’exode des réfugiés syriens

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Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)

Il n’y aurait pas eu de crise des réfugiés sans crise en ­Syrie. Une grande partie de ceux qui ont tenté de rejoindre l’Europe par la mer Méditerranée depuis le début de l’année sont syriens. La plupart d’entre eux sont passés par la Turquie, un pays frontalier de leur patrie, avant d’entrer en Europe par la Grèce. Certains se sont contentés de transiter en Turquie, quelques jours, semaines ou mois, le temps de préparer la seconde partie de leur voyage. D’autres, en plus grand nombre, y vivaient depuis plusieurs années, quand ils ont décidé de se mettre en quête d’une nouvelle terre ­d’accueil.

Des réfugiés syriens dans un café de Gaziantep, dans le Sud de la Turquie, en septembre 2015. LAURENCE GEAI / SIPA POUR LE MONDE En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/09/24/nous-avons-perdu-tout-espoir-les-quatre-raisons-de-l-exode-des-refugies-syriens_4769235_3218.html#tLPoElsysRfVtTZm.99

Des réfugiés syriens dans un café de Gaziantep, dans le Sud de la Turquie, en septembre 2015. LAURENCE GEAI / SIPA POUR LE MONDE

Pour expliquer ce gigantesque exode, ils recourent à peu près tous aux mêmes mots :   « On a perdu tout espoir. » Une formule qui recouvre une série de raisons, où se mêlent l’intensification du conflit, le moteur numéro un de leur fuite, mais aussi des facteurs plus conjoncturels, comme les restrictions croissantes imposées par les pays voisins de la Syrie, la campagne de conscription lancée par le régime de Bachar Al-Assad et l’épuisement de l’aide humanitaire. Revue de détails.

1. L’exaspération du conflit

Ils ont tenu une, deux, voire trois années en Turquie, le regard rivé sur la Syrie, souvent distante d’une poignée de kilomètres. Mais à l’entrée dans la cinquième année du conflit, les réfugiés installés à Istanbul, dans les grandes villes d’Anatolie et dans les camps dispersés le long de la frontière ont intégré l’idée qu’ils ne reviendraient pas de sitôt dans leur pays. Après la période révolutionnaire, où tous les espoirs étaient permis, en 2011-2012, puis la phase de guerre civile, douloureuse mais inévitable selon beaucoup d’observateurs, la Syrie se dirige vers un scénario à la somalienne, basé sur une atomisation du territoire et une démultiplication du nombre d’acteurs armés.

Le conflit est prisonnier d’une logique milicienne, à laquelle s’ajoute la guerre par procuration à laquelle se livrent le camp pro-iranien et le camp proaméricain. Impossible dans ce maelström d’entrevoir la moindre solution. Les barils explosifs déversés par l’armée syrienne sur la région d’Alep et les atrocités commises par l’Etat islamique (EI) dans cette zone continuent de projeter en Turquie des milliers de réfugiés, tout en dissuadant ceux qui s’y trouvent déjà de penser à une éventuelle réinstallation. Tant qu’à vivre en exil, se sont dits les Syriens, autant que ce soit dans un pays qui nous offre quelques perspectives d’avenir.

2. Tension croissante en Turquie

De tous les pays riverains de la Syrie qui ont ouvert leurs portes aux réfugiés, la Turquie est paradoxalement celui qui a été le plus généreux avec eux. Les Syriens y jouissent d’un accès gratuit à l’éducation et aux soins de santé. Les camps, qui abritent 15 % des 2 millions de réfugiés enregistrés dans le pays, sont unanimement loués pour leur propreté et la qualité des services qui y sont dispensés. Mais dans les villes, où résident les classes moyennes syriennes, la situation s’est nettement détériorée. La hausse exponentielle des loyers et la difficulté de plus en plus grande à trouver un emploi ont fragilisé beaucoup de familles.

Le niveau très médiocre des écoles ouvertes en Turquie par la Coalition nationale syrienne (CNS), la principale plate-forme de l’opposition, inquiète de nombreux parents, de même que l’influence exercée sur ces établissements par les Frères musulmans, la principale composante de la CNS. La reprise cet été des affrontements entre soldats turcs et militants kurdes a aussi alimenté le flot des départs.

« Ces violences ont effrayé beaucoup de réfugiés, qui ont eu l’impression que le danger se rapprochait à nouveau d’eux », dit Saïd Eïdo, un militant des droits de l’homme. Autre facteur explicatif : l’annonce par les autorités turques, au début de l’année, de l’imminente fermeture de la frontière avec la Syrie. « Le risque que la Turquie devienne hors d’atteinte a déclenché un soudain afflux de réfugiés, explique une source onusienne. En quelques mois, un demi-million de Syriens sont arrivés, notamment de la zone d’Alep, sous le contrôle du régime. Beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui en Europe. »

Un jeune syrien à Gaziantep, dans le Sud de la Turquie, en septembre 2015.

3. Campagne de conscription

Une partie des Syriens débarqués cet été en Europe provenaient aussi de Damas. Chaque jour, un bus rempli à ras bord relie la capitale syrienne au port de Tripoli, dans le nord du Liban. De là, les passagers embarquent sur un ferry qui les emmène sur la côte turque, marchepied vers les îles grecques. Si des Syriens choisissent de quitter Damas, le sanctuaire du régime Assad, réputé inexpugnable, c’est par lassitude face à une guerre interminable, qui les a ruinés, et par volonté d’échapper à l’abîme dans lequel le pays tout entier semble voué à glisser. Pour certains jeunes, en âge de servir dans l’armée, émigrer est aussi la meilleure façon d’échapper aux patrouilles de police qui font la chasse aux réfractaires : une grande campagne de conscription a été lancée fin 2014, dans le but de regarnir les rangs de l’armée, saignée par les pertes et les désertions.

4. Aide humanitaire en baisse

Il n’y a pas que les réfugiés qui sont épuisés par cinq ans de guerre. Les agences humanitaires le sont aussi. Le montant des coupons alimentaires distribués chaque mois par le programme alimentaire mondial (PAM) est passé de 40 dollars au début de la crise à environ 13 dollars aujourd’hui. Alors que les besoins n’ont cessé d’augmenter, le nombre de destinataires de cette aide a dû être réduit d’un tiers cette année, de 2,1 millions à 1,4 million. En cause : le sous-financement chronique des agences humanitaires. Au mois d’août, les Nations unies n’avaient reçu que 37 % des 4,5 milliards de dollars budgétés en 2015 pour venir en aide aux réfugiés syriens.

Les bénéficiaires de ces prestations ou ceux récemment rayés des listes de l’ONU étaient vraisemblablement minoritaires dans les bateaux gonflables qui s’échouaient cet été sur les plages grecques. Pour les plus pauvres des réfugiés, la somme de 3 000 dollars (2 700 euros) nécessaires pour entreprendre le voyage constitue un obstacle souvent rédhibitoire. Du moins pour l’instant. A force d’économiser et d’emprunter à leurs amis, ces Syriens sans le sou pourraient nourrir une deuxième vague d’émigration, au printemps 2016, une fois passés les grains de l’automne et de l’hiver, qui rendent la mer encore plus dangereuse qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les dirigeants européens le savent : les 180 000 Syriens entrés sur le territoire de l’Union depuis janvier représentent moins de 5 % des réfugiés massés dans les pays voisins de la Syrie.

Ceux qui sont restés suivent sur Facebook les tribulations de leurs amis qui sont partis, à l’affût de la filière la plus sûre et la moins onéreuse. « Si le phénomène des migrants a fait aussi vite boule de neige, c’est grâce aux informations que les réfugiés s’échangent sur les réseaux sociaux. Il y a un effet d’imitation », dit Abdelsalam ­Dallal, attablé à un café de Gaziantep, dans le sud de la Turquie. Cet ex-étudiant en littérature anglaise s’est juré de grimper lui aussi dans un dinghy s’il n’obtient pas une bourse d’études au Royaume-Uni. L’exode de cet été pourrait n’être que l’avant-goût d’une crise beaucoup plus large.

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