Par Adrien Jaulmes
Envoyé Spécial à Amman
Les images de manifestations dans plusieurs villes du pays, diffusées au moment de la fuite du président tunisien Ben Ali, ont soudain attiré l’attention sur la Jordanie, faisant apparaître le petit royaume hachémite, comme l’un des prochains dominos d’un potentiel «printemps tunisien» au Proche-Orient. Depuis, la fièvre est un peu retombée. Mais les autorités jordaniennes n’ont pas pris à la légère cette flambée de contestation. Le nouveau premier ministre jordanien, Samir Rifaï, est intervenu à la télévision pour annoncer la réduction des prix des denrées alimentaires de base et du carburant.
Une nouvelle manifestation contre la vie chère est cependant prévue pour ce vendredi à Amman, à l’appel du Front de l’action islamique (FAI), le principal parti d’opposition, dont font partie notamment les Frères musulmans.
L’opposition pousse aussi des demandes de réformes politiques. Contestant les élections législatives de novembre dernier, les islamistes réclament une réforme constitutionnelle visant à limiter les pouvoirs du roi, et notamment celui de nommer le premier ministre de son choix. Mais les observateurs étrangers restent généralement sceptiques sur la répétition d’un scénario à la tunisienne.
«La Jordanie est un pays fondamentalement différent de la Tunisie, géographiquement, culturellement et sociologiquement», soulignent des diplomates européens. «Il existe des problèmes économiques, des tensions potentielles, c’est vrai, mais rien de vraiment comparable à ce qui a déclenché la révolution tunisienne.»
Récession économique
On est bien loin à Amman de l’ambiance de Tapiocapolis qui régnait à Tunis, avec des espions en filature et des opposants embarqués de force dans des voitures noires. Les services secrets du royaume ne sont pas réputés pour leur tendresse, mais se consacrent plus à la lutte contre al-Qaida qu’au passage à tabac des intellectuels et des opposants.
Si une certaine forme de corruption et d’affairisme existe indéniablement, la monarchie jordanienne est difficilement comparable avec la kleptocratie tunisienne. Et surtout, l’armée, dont la défection en Tunisie a scellé le sort du gouvernement, reste en Jordanie une institution sûre. Pilier de la monarchie depuis la fondation de l’émirat de Transjordanie au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle est toujours étroitement liée au roi Abdallah II, seul chef des forces armées et des services secrets, auquel réfèrent personnellement les officiers supérieurs.
Le roi reste aussi accessible aux Jordaniens, et sa personnalité ne suscite pas d’animosité personnelle comme ce fut le cas du dictateur tunisien. «Personne n’ira s’immoler par le feu chez nous», explique Mahmoud, caissier dans un supermarché du centre d’Amman. «On a toujours le recours d’écrire au Palais pour obtenir de l’aide, pour des frais médicaux ou une scolarité trop chère.»
La récession économique a pourtant touché durement un pays sans grandes ressources, largement dépendant de l’aide économique étrangère, et notamment américaine.
Et derrière le visage souriant de la Jordanie, avec son roi à l’air décidé sur les portraits officiels, et sa belle reine Rania, devenue une star internationale, il existe aussi un autre pays, moins visible mais bien réel. La pauvreté immense des campagnes et des provinces a été récemment exacerbée par les inégalités qui se sont creusées entre une bourgeoisie d’affaires florissante et des foules travaillées, comme dans le reste du monde arabe, par l’islam radical. Largement étrangers à la bulle de prospérité qui s’est développée dans la capitale, une partie des Jordaniens s’interrogent sur les mérites du système.
«Tout cet argent qui se déverse sur le pays n’arrive pas aux Jordaniens», s’emporte un commerçant du centre historique d’Amman, et qui préfère ne pas donner son nom, ce qui n’est jamais très bon signe. «On a des réfugiés irakiens qui font monter les prix de l’immobilier, des hommes d’affaires étrangers, et notamment français qui rachètent les compagnies jordaniennes, comme l’eau et le téléphone. Je ne serais pas surpris si un jour tout cela éclatait.»
La modernisation du pays par le roi Abdallah a fait de nombreux mécontents. Le triptyque entre la dynastie, les tribus et l’armée, qui fut longtemps la base du régime, donne aussi des signes d’essoufflement. Éduqué à l’étranger, couronné sans avoir été directement associé au pouvoir par son père, Abdallah II ne partage pas avec lui le goût pour les longues palabres avec la chefferie tribale. Les profondes transformations sociologiques d’un pays naguère essentiellement rural où les Bédouins représentaient la base du pouvoir, projeté en quelques années dans le monde moderne, rendent aujourd’hui des réformes profondes nécessaires, mais aussi délicates dans un environnement régional extrêmement volatil.