En se rapprochant de l’Ukraine, ils auraient ignoré le besoin vital de la Russie, imposé par la géographie, l’histoire et la culture, d’établir autour d’elle une ceinture de sécurité qui la protège des influences perverses de l’Ouest. Ce discours est relayé avec force depuis la conférence de Munich en 2007 où Vladimir Poutine avait pour la première fois agressé ses partenaires occidentaux stupéfaits : « La Russie en a plus qu’assez des humiliations, des atteintes constantes à ses intérêts et à partir de maintenant, ses intérêts prévaudront. »
La théorie de l’humiliation, qui justifie a posteriori les agressions de la Russie contre ses voisins, est pourtant battue en brèche par les spécialistes mais aussi par les démocrates russes. Au niveau économique, d’abord. Comme le rappelle Alain Frachon dans sa dernière tribune pour Le Monde, les Occidentaux ont largement aidé la Russie, qu’ils espéraient ancrer dans le camp occidental après l’effondrement de l’Union soviétique. Ils lui ont ouvert les portes du FMI en 1992 et celles de la Banque mondiale, permettant ainsi à la Russie de souscrire des prêts de plusieurs milliards de dollars. Moscou est aussi rentrée dans le Conseil de l’Europe en 1996 et dans le G7 l’année suivante, qui s’est transformé en G8.
En 1998, Washington a apporté son soutien aux autorités russes lors de la crise du rouble. Et bien après les coups de force de Poutine en Géorgie (2008) et en Crimée (2014), l’Occident a continué à offrir au Kremlin des partenariats et des dialogues, dans l’espoir d’amadouer Poutine.
L’Otan, ensuite. À la chute de l’URSS, les relations sont plutôt bonnes entre l’Alliance atlantique et la Russie. Les deux signent un Partenariat pour la paix en 1994, un Acte fondateur en 1997 et fondent un Conseil en 2002. À l’époque, certains envisagent même une intégration de la Russie dans l’Alliance atlantique. Quant à la théorie d’une promesse de non-extension de l’Otan qui aurait été faite par le président George Bush et son secrétaire d’État James Baker à Mikhaïl Gorbatchev et trahie par la partie américaine, « c’est une légende urbaine reprise en boucle par la propagande d’État », explique le spécialiste Nicolas Tenzer. En février 1990, dans cette fameuse réunion, ce sont les modalités de la réunification allemande qui sont négociées et ce à quoi s’engagent, verbalement, les Américains, c’est sur le non-déploiement de soldats et d’équipement de l’Otan dans l’Allemagne de l’Est. Le débat peut d’autant moins concerner les autres pays d’Europe ou d’ex-URSS que la plupart d’entre eux ne sont pas encore tombés et que le Pacte de Varsovie existe toujours. Les archives et Mikhaïl Gorbatchev ont confirmé plus tard que la question d’une extension de l’Otan à l’est n’avait pas été abordée. D’ailleurs, l’entrée de pays d’Europe centrale et occidentale dans l’Alliance atlantique n’aura lieu que beaucoup plus tard, en 1999, dix ans après la chute du mur de Berlin.
Ambitions impériales
L’Otan, encore. Elle est présentée par la propagande du Kremlin et ses relais comme étant à l’origine du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Pourtant, lors du sommet de Bucarest en 2008, les membres de l’Alliance, après un véto de l’Allemagne et de la France, ont renoncé à lancer un processus d’adhésion pour l’Ukraine et la Géorgie, tout en leur gardant la porte ouverte pour l’avenir. Quant au coup de force de la Russie en Ukraine en 2014, il répond à l’accord d’association que voulait nouer Kiev avec l’Union européenne. Davantage que l’Otan, qui depuis la chute du communisme peine à se réinventer, Vladimir Poutine redoute les révolutions de couleur qui secouent les anciennes républiques soviétiques et la contagion des valeurs de liberté et de démocratie dans sa zone d’influence.
L’erreur de l’Occident fut d’avoir sous-estimé la colère et la rancœur du Kremlin après les interventions militaires occidentales en Irak, au Kosovo et en Libye. Mais elle est surtout d’être resté aveugle aux ambitions impériales de Vladimir Poutine. De la Géorgie à l’Ukraine en passant par la Biélorussie et le Kazakhstan, c’est la restauration de la Grande Russie qui motive le président russe, bien davantage que l’opposition à l’Otan. « La guerre relève d’une permanence de l’histoire russe », d’une « insatiable volonté d’expansion », écrit le spécialiste de l’histoire russe Stephen Kotkin dans le New Yorker. De la Russie tsariste à la Russie poutinienne en passant par l’URSS soviétique, les autocrates russes sont toujours partis à la conquête de leur voisinage, rappelle-t-il. Dans un article pour le site Desk Russie, l’experte Françoise Thom cite Dmitri Rogozine, président de la commission des affaires étrangères de la Douma en 2001 : « Ce n’est pas à l’Otan de s’étendre vers l’est ; c’est à la Russie de s’étendre vers l’ouest. »
Les néoréalistes avaient nié la puissance des aspirations à la souveraineté des anciens pays d’URSS qui, après s’être extirpés de la dictature communiste, voulaient que l’Otan les sauve d’un retour à un totalitarisme empruntant à la fois à l’Union soviétique et à l’empire tsariste. Vladimir Poutine a lui aussi sous-estimé la détermination et donc la résistance de l’Ukraine, dont il niait l’existence en tant que nation et dont il affirmait que son peuple ne formait qu’un avec le peuple russe. En choisissant depuis l’effondrement de l’Union soviétique, au prix de deux soulèvements, en 2004 puis en 2014, la liberté et la démocratie, l’Ukraine s’est éloignée politiquement de la Russie, même sans l’aide de l’Otan.
Finalement, c’est la Russie qui n’a pas trouvé sa place dans l’Europe de la post-guerre froide. En conservant un modèle politique de plus en plus autoritaire, basé sur la répression et en désignant le modèle démocratique comme un ennemi à abattre, c’est elle qui menace ses voisins.