L’événement est passé sans tapage médiatique, et pourtant il aurait gagné à être largement commenté dans les médias, vu la qualité de sa signification civique. Jeudi 30 avril fut organisée la première remise du prix Béchara el-Khoury au palais de l’Unesco. Ce prix couronne un concours auquel participent plusieurs élèves des classes secondaires d’établissements scolaires publics et privés. Cette manifestation fut le fruit d’un partenariat entre l’Association Béchara el-Khoury et la Fondation Friedrich Ebert Stiftung, qui avaient mis leurs efforts conjoints à la disposition du service public libanais, le ministère de l’Éducation en l’occurrence. Les élèves participant avaient été invités à rédiger une longue réflexion sur le thème de l’indépendance, le pacte national et la démocratie.
Bien sûr, on parla beaucoup de Béchara el-Khoury et de Riad el-Solh, les deux protagonistes du célèbre pacte national de 1943, pierre angulaire de l’édifice du Liban contemporain. Dans la grande salle, devenue quelque peu vétuste, on projeta de nombreuses images et extraits de films qui ont ramené à notre mémoire un passé dont on se demande s’il a réellement existé, au vu du Liban d’aujourd’hui. Certes, beaucoup de nostalgie couleur sépia était perceptible. On a même eu, parfois, l’impression que le temps suspendait son cours. Mais ce qui se voyait à l’Unesco n’était pas fait de ces clichés de la coexistence multiconfessionnelle, devenus des lieux communs dont on use et abuse. Cette remise de prix ne fut l’occasion, à aucun moment, de ces grandes envolées et embrassades islamo-chrétiennes qui semblent constituer, souvent, le plat de résistance de la vie publique. Nous n’avons vu et entendu que l’État, son administration et son service public, des fondations, des institutions et des citoyens.
Ce qui se donnait ainsi à voir, c’était tout simplement la chose publique libanaise et la recherche du bien commun qui en découle, à travers l’évocation des figures du couple Khoury-Solh, auteurs du pacte de 1943 qui aurait été le fruit d’une double renonciation : celle des chrétiens à la tutelle de l’Occident et celle des musulmans à un certain panarabisme. Malek el-Khoury, petit-fils de l’ancien premier président de l’indépendance, insista pour montrer que le pacte fut surtout une « alliance entre deux courants politiques différents » résultant de la maturité de leurs réflexions respectives, ce qui va bien au-delà d’une « simple entente entre des personnes et des communautés ».
Cette mise au point, glissée au détour d’un discours, ouvre la voie à une réflexion en profondeur sur le sens premier et les présupposés de ce pacte et, surtout, son impact actuel sur le Liban d’aujourd’hui et sa pertinence pour demain.
Tout le monde connaît et répète, parfois abusivement, le jugement lapidaire de Georges Naccache : « Deux négations ne font pas une nation. » Ce commentaire du célèbre créateur de L’Orient est devenu un leitmotiv commode pour juger de la non-adéquation du Liban au concept même de « libanité ». Et pourtant, ce 30 avril dernier, il était aisé de comprendre que le Liban du pacte de 1943, s’il peut être interprété, pour certains, comme un compromis entre « deux méfiances », peut également l’être de manière plus positive, pour d’autres, comme l’affirmation de « deux confiances ». En filigrane des images de Béchara el-Khoury et Riad el-Solh se profilait, de manière lancinante, l’ombre de cette volonté commune aux deux hommes qu’on peut résumer par un engagement mutuel : « Je te fais confiance ».
Le vivre-ensemble implique un prérequis fondamental, la confiance dans cet autre avec lequel on a décidé de faire sa vie. Dans un couple, chacun affirme sa confiance envers l’autre et s’engage à la maintenir, la protéger et la faire fructifier pour le meilleur et pour le pire. Force est de constater que, depuis 1943, les démons de la méfiance n’ont pas été suffisamment conjurés et évacués de l’imaginaire des uns et des autres. C’est ce qui expliquerait, a posteriori, qu’à la moindre secousse, l’existence même du Liban semble être remise en cause. Mais c’est ce qui explique aussi pourquoi, depuis 1943, le service public libanais n’a pas été en mesure de rédiger un manuel d’histoire digne de ce nom, en tout cas celle du Liban indépendant et non celle de l’État sous mandat ou de la province d’empire.
L’incendie qui embrase l’Orient d’aujourd’hui ne laisse aucun choix aux Libanais s’ils veulent protéger et sauver leur espace commun de vie. Il est temps d’exorciser les démons de cette méfiance non verbalisée mais toujours présente ; opérant ses effets néfastes et entretenant de dangereuses chimères. Il est temps de renoncer à la duperie de la coexistence au détriment de la citoyenneté. Il est temps, en dépit des difficultés de toute sorte, de poser le geste positif d’accorder sa confiance à l’autre partenaire du couple libanais, sans arrière-pensée. En cela, 1943 demeure une leçon exemplaire de la volonté de vivre ensemble.
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