MÊME LES ANCIENS espions John le Carré et Ian Flemming, le créateur de James Bond, n’auraient pu imaginer un tel scénario. Ils auraient en revanche pu trouver un titre à l’affaire dite « des sous-marins australiens » : la trahison du siècle. Ses détails, qui racontent l’une des plus grandes arnaques diplomatiques dont a jamais été victime la France, expliquent le niveau de colère, rarement vu pour un allié, des plus hauts responsables français. Ils justifient aussi la « rupture de confiance » évoquée par Paris envers les États-Unis et l’Australie. Elle devrait laisser des traces pendant longtemps. Surtout vis-à-vis de l’Australie.
Acte I, le complot. Il a lieu à Canberra il y a dix-huit mois autour de Scott Morrison, également connu par son pseudonyme « ScoMo ». C’est lui, le premier ministre australien, qui est à l’origine de la trahison du siècle. Lui qui a lancé en mars 2020, autour d’un petit noyau de personnes triées sur le volet, un projet alternatif à celui des sous-marins français, qui pourtant devait lier son pays à la France pendant cinquante ans. L’affirmation agressive de la Chine a dopé les inquiétudes de l’Australie et nourri son sentiment de « citadelle assiégée », comme le dit une source diplomatique. Depuis le début, le partenariat stratégique avec la France était un sujet de division au sein du gouvernement et du ministère de la Défense. Aux responsables des armées et de la Défense, Scott Morrison a posé une question jusque-là taboue en Australie : pourquoi pas se doter de sous-marins nucléaires ?
La première graine de la trahison est plantée. Elle poussera dans le plus grand secret. Selon des sources de presse, quatre personnes seulement auraient été mises dans la confidence par « ScoMo», dont Angus Campbell, le chef d’état-major des armées, Greg Moriarty, le secrétaire à la Défense, l’amiral Michael Noonan le chef d’état-major de la marine. À ce moment de la conspiration, les Américains ne sont pas au courant.
Acte II, le recrutement de Boris Johnson. Entre « ScoMo» et « BoJo », le premier ministre britannique, la ligne est directe et facile. Tout commence en mars 2021, quand l’amiral Michael Noonan se rapproche de ses homologues britanniques pour les sonder sur la possibilité d’acquérir des sous-marins nucléaires américains, jugés plus rapides et plus endurants, pour remplacer les Barracuda français. Boris Johnson s’implique personnellement dans un projet qui peut offrir au Brexit une porte de sortie dans la région Indopacifique. Là encore, l’opération « Hookless » (sans crochets), n’est partagée, selon le Times de Londres, que par une petite dizaine de personnes, dont le premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et celui de la Défense. Selon une source proche du dossier, le Royaume-Uni a servi de « condensateur » et « d’accélérateur » aux intentions australiennes. À ce stade de l’opération, les Américains ne sont toujours pas dans l’histoire.
Un pacte secret
Acte III, la finalisation. Le lieu du crime, c’est le G7 organisé en Cornouailles en juin 2021. Tout en s’engageant avec Emmanuel Macron dans une « guerre des saucisses » post-Brexit qui accapare les médias, Boris Johnson a la tête ailleurs. Joe Biden aussi, même quand on le voit serrer chaleureusement la main d’Emmanuel Macron, à qui il promet qu’après les années Trump, l’Amérique va cajoler ses alliés européens. Mais dans les coulisses, « BoJo » et « Sleepy Joe» complotent avec « ScoMo». Les caméras et les journalistes ont été tenus à l’écart. Réunis en marge du sommet, les trois responsables anglo-saxons discutent d’un pacte secret, l’alliance de sécurité et de défense Aukus, un nouveau partenariat entre les trois pays. Les Américains sont approchés par les Australiens et les Anglais sur la possibilité de partager leurs sous-marins nucléaires. Et tout cela au nez et à la barbe du président français, qui ne peut y voir que du feu. « Et quoi ! Aurait-il fallu lire dans le marc de café ? », interroge un acteur français. Côté américain aussi, le secret ne sera partagé que par une équipe restreinte, dont le noyau se trouve à la Maison-Blanche. Quand ils seront mis au courant, le 15 septembre, d’autres responsables grinceront des dents et feront part de leur gène à leurs alliés français.
Pendant dix-huit mois, jusqu’à ce que la décision de rompre le contrat avec la France soit rendue publique, mercredi dernier, l’Australie, épaulée par les États-Unis et le Royaume-Uni, a tout fait pour dissimuler sa décision aux responsables français. « Qu’un pays décide, au nom de ses intérêts nationaux, de rompre un engagement, est une chose. La France respecte une décision souveraine de l’Australie. Mais qu’un allié ait tout fait pour nous tromper et donner le change en est une autre. On s’est fait balader pendant un an et demi », explique une source proche du dossier. Elle ajoute : « Si l’Australie avait décidé de remettre en cause le contrat, elle se devait d’être transparente. » C’est cette attitude de la part d’un allié qui a fait sortir de leurs gonds les responsables français. Il est vrai qu’en la matière, ils sont plutôt habitués aux tromperies de l’Iran sur son programme nucléaire. Jamais un allié ne s’était encore comporté de cette façon. Et l’Australie n’était pas n’importe quel allié… C’est depuis l’une de ses bases militaires qu’Emmanuel Macron avait lancé, en 2018, la stratégie française en Indopacifique.
La liste des artifices et des calomnies, en effet, est longue. Après le G7, Emmanuel Macron s’entretient avec Scott Morrison, le 15 juin à Paris. Le premier ministre australien fait état « d’interrogations » sur le risque environnemental que le contrat français fait peser dans la région, mais n’évoque pas d’alternative. Dans la foulée, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, puis le lendemain la ministre des Armées Florence Parly, ont évoqué à leur tour, comme le président, les rumeurs qui signalaient un intérêt nouveau de l’Australie pour le nucléaire. Selon une source très proche du dossier, les Français ont même proposé aux Australiens une « réévaluation » du contrat et l’ouverture de « discussions » sur la technique de propulsion nucléaire. En clair, la France a évoqué la possibilité de fournir à l’Australie, qui initialement avait préféré une propulsion classique, des sous-marins nucléaires. Mais elle n’a pas eu de réponse. « Ils ont menti par omission. Nous avions évoqué la question du nucléaire, car elle se posait. Ils ont affirmé qu’ils préféraient toujours la propulsion classique », relate une source proche du dossier.
Mensonges et duplicité.
Les Américains ont eux aussi menti à leurs homologues français depuis le début. Le 25 juin, dix jours après une visite de Scott Morrison à Paris, Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, lors d’une réunion avec Emmanuel Macron et Jean-Yves Le Drian, assure les Français que le contrat des sous-marins avec l’Australie est considéré à Washington comme une pièce maîtresse de l’engagement français en Indopacifique. En juillet, plusieurs contacts ont lieu entre l’Élysée et la Maison-Blanche, de même qu’entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense américains et français. « Ils n’ont jamais évoqué leurs discussions avec les Australiens », affirme une source diplomatique.
La semaine précédant l’annonce officielle de la rupture du contrat, les Français observent avec inquiétude une visite des ministres australiens de la Défense et des Affaires étrangères à Washington. Parly et Le Drian s’en enquièrent auprès de leurs homologues américains. Mais Antony Blinken, le secrétaire d’État, et Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense, mettent plusieurs jours à répondre…
Certes, le contrat des sous-marins, comme tous les partenariats stratégiques courant sur plusieurs décennies, a connu des difficultés. Dans une alliance de cette importance, qui implique la transmission de secrets et exige une confiance réciproque, le dialogue entre les deux parties est permanent. Les Français l’assurent : « Tous les problèmes avaient été résolus.» Les Australiens l’avaient d’ailleurs assuré à leur Parlement, donnant plusieurs fois le feu vert pour la poursuite du projet. Le jour même où ils allaient annoncer la rupture, les Australiens, dans une lettre adressée aux responsables français, assuraient que « tout allait bien ».
Quinze jours plus tôt, le 30 août, leurs ministres de la Défense et des Affaires étrangères avaient réaffirmé l’importance du programme auprès de leurs homologues français. Ce n’est que quelques heures avant la conférence des trois pays de l’Aukus, à Washington, que le premier ministre australien a adressé une lettre à Emmanuel Macron pour le prévenir.
Cette accumulation de dissimulations a poussé Jean-Yves Le Drian, un ministre plutôt connu pour sa modération, ayant l’habitude de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, à accuser l’Australie et les États-Unis de mensonges et de duplicité. Quant à la Grande-Bretagne, la « 5e roue du carrosse », elle a donné une nouvelle preuve, selon le chef de la diplomatie française, de son « opportunisme permanent ». Mais c’est surtout pour les Français que la douche est glacée.