Depuis trois semaines, un grand débat agite l’opinion publique en Orient. Il n’est question que de cette « guerre sainte » que le patriarcat de Moscou serait supposé vouloir mener contre le monde musulman, arabo-sunnite notamment, en appuyant et bénissant l’expédition militaire de Vladimir Poutine en Syrie ; officiellement contre le terrorisme de l’énigmatique État islamique (Daech), mais en réalité en appui au régime en place du clan Assad, vu les intérêts stratégiques de la Russie.
Mgr Alfeyev insista également sur le fait que les chrétiens sont la cible première du terrorisme religieux (islamiste) parce qu’ils sont « les plus faibles ». Il évoqua des exécutions collectives en Libye, en Syrie, ainsi qu’un exode en masse, depuis 2003, des chrétiens d’Irak et du Proche-Orient. L’impression qu’on tire de tels propos est que toute la tragédie actuelle de Syrie et du Levant se résume à un conflit, de nature religieuse, souhaitant « déraciner pour toujours le christianisme de son propre berceau », selon Mgr Alfeyev. Cette thèse recoupe les propos récemment tenus par le porte-parole du patriarcat de Moscou, qualifiant de « sainte » l’intervention militaire de son pays en Syrie ; ce qui a jeté le trouble et mis dans l’embarras les autorités et les fidèles de l’église orthodoxe au Liban. Des intellectuels libanais orthodoxes ont pris l’initiative d’une pétition, refusant toute confusion entre le sacré et les intérêts politiques ou stratégiques. Le métropolite de Beyrouth, Élias Audi, a fait une mise au point nette lors de son homélie de dimanche dernier, condamnant une telle confusion dans l’absolu, d’où qu’elle vienne et affirmant clairement que son Église ne sacralise pas la violence et ne sanctifie aucune guerre.
Une telle position de principe est conforme à la vision chrétienne traditionnelle du monde mais se trouve en porte-à-faux avec la longue histoire des sociétés chrétiennes et de leurs Églises. Si l’Église d’Antioche n’a jamais béni les guerres au nom de Dieu, il n’en est pas de même de certaines autres Églises d’Occident et d’Orient. Faire la guerre pour Dieu est-il une activité qui transmettrait à son auteur une part du sacré, le lavant de ses péchés et/ou l’assimilant automatiquement à la catégorie des élus en cas de décès ? En islam, la chose serait possible dans certaines conditions très précises, selon les différents jurisconsultes.
Dans la conception chrétienne du martyre, l’homme demeure passif et c’est Dieu qui vient vers lui et le sanctifie. En islam, c’est l’homme qui va vers Dieu et acquiert, par son martyre, le statut d’une des quatre catégories des bienheureux du paradis. C’est pourquoi son geste pourrait faire de lui un acteur politique.
Mais quelle signification donner à l’image de membres du clergé chrétien, revêtus de tous leurs ornements sacerdotaux et liturgiques et bénissant, sur le tarmac d’une base militaire, des engins de mort et de destruction ?
Doit-on conclure que la substance sacrale, don de l’Esprit Saint, se laisse ainsi déposer sur les missiles et les bombes. Les victimes des bombardements iront-elles au paradis en vertu de leur innocence ou parce que l’engin de mort sacralisé les aurait sanctifiées en les tuant ?
Une telle cérémonie solennelle de bénédiction est-elle liturgiquement équivalente au même rituel se déroulant dans l’enceinte sacrée d’une église par exemple ?
L’usage de la violence est sans doute moralement licite, pour se défendre, défendre les siens, défendre sa patrie. C’est un mal parfois inévitable. C’est pourquoi toutes les armées du monde disposent de conseillers spirituels ou moraux, chargés d’écouter les combattants et de leur apporter un peu de ce réconfort psychologique qui permet à l’homme de supporter l’insupportable. Mais la violence guerrière, faite au nom de Dieu, ne sanctifie en rien son auteur. Elle ne sacralise aucune réalité politique ou profane autour d’elle. Telle est la ligne de démarcation morale qu’il est urgent de rappeler au milieu de toutes ces violences identitaires qu’on justifie par le sacré qu’on prétend détenir tout seul mais qui, en réalité, échappera toujours à quiconque voudrait s’en saisir.
acourban
- Beyrouth