Officiellement, la Russie accentue son engagement, au côté du régime de Damas, pour lutter contre «le terrorisme». Mais les cibles des bombes russes inquiètent les Américains.
L’engagement de l’aviation russe en Syrie pour la deuxième journée consécutive représente un tournant majeur dans un conflit qui, en quatre ans et demi, a fait plus de 250 000 morts, pour la plupart victimes des bombardements et de la soldatesque du régime que soutient Moscou.
A quoi joue Poutine en Syrie ?
En s’adressant mercredi à son gouvernement, Poutine a résumé son plan : «Le seul moyen de lutter efficacement contre le terrorisme international – en Syrie comme sur les territoires voisins – […], c’est de prendre de vitesse, de lutter et de détruire les combattants et les terroristes sur les territoires qu’ils contrôlent, et ne pas attendre qu’il arrivent chez nous», a expliqué le président russe. Le problème, c’est que Poutine n’a pas la même définition des «terroristes à abattre» que les Européens, les Américains et les Arabes, qui font le distinguo entre l’Etat islamique ou le Front al-Nusra (branche d’Al-Qaeda en Syrie), et les rebelles modérés qu’ils soutiennent. Pour Moscou, tout opposant armé au régime de Bachar al-Assad est un «terroriste». Le principal objectif de Poutine est donc d’empêcher un scénario libyen en Syrie, en évitant la défaite militaire et l’écroulement du régime d’Al-Assad, que le Kremlin vivrait aussi comme une humiliation politique, s’accordent les experts.
Et c’est bien cela que redoutent les Occidentaux, d’autant plus que les premières frappes menées par la Russie n’ont pas visé les positions de l’EI. «Il y a des indications selon lesquelles les frappes russes n’ont pas visé Daech [acronyme arabe du groupe Etat islamique, ndlr]», a déclaré le chef de la diplomatie française, Laurent Fabius, à New York. Même son de cloche à Washington, où le secrétaire américain à la Défense, Ashton Carter, a lui aussi estimé que les frappes ne visaient pas l’EI. Mais le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a balayé ces insinuations, qualifiant ces doutes d’«infondés». «Les frappes russes visent tous les adversaires du régime syrien, dont le groupe le plus actif, en dehors de l’EI, est Jabhat al-Nusra, des islamistes tout aussi féroces, même s’ils sont eux aussi contre l’EI», a commenté Fedor Loukianov, du Conseil pour la politique de sécurité et de défense de Russie.
Quelles cibles ont été visées ?
Aucune des 20 premières frappes de l’aviation russe en Syrie, menées mercredi et jeudi matin, n’a visé l’EI. Les bombardements ont à l’inverse ciblé des groupes rebelles, aussi bien islamistes que modérés, qui combattent les jihadistes du «califat» d’Abou Bakr al-Baghdadi et le régime Assad. Concentrés dans les provinces d’Idlib, Homs et Hama, ils ont épargné les territoires de l’EI, aussi bien ceux de Raqqa et Deir Ezzor (Est), que ceux de Manbij et Al-Bab (Nord).
Mardi, des frappes avaient visé les villes de Talbisseh, dans la province de Homs, et de Latamineh, à Hama. Les deux sont contrôlées par des groupes rebelles modérés issus de l’Armée syrienne libre. A Latamineh, les combattants de Tajammu Izza étaient soutenus par la CIA, qui leur a livré des missiles antichars. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, les bombardements ont également visé dans ces deux provinces des bases du Front al-Nusra et d’Ahrar al-Sham, une formation salafiste nationaliste. Les deux groupes appartiennent à la coalition dite de l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah en arabe). Dominée par Ahrar al-Sham, cette alliance compte aussi des formations modérées, soutenues par les Etats-Unis. Jeudi, l’armée russe a bombardé cette même coalition, cette fois à Idlib (Nord-Ouest).
L’Armée de la conquête contrôle la quasi totalité de la province depuis avril. Elle s’était alors emparée d’Idlib et de Jisr al-Shoughour, visée jeudi. La province d’Idlib est stratégique : elle débouche au nord sur la frontière turque et borde à l’ouest le «réduit alaouite», la région côtière où se concentre la minorité à laquelle appartient Bachar al-Assad et où la Russie dispose d’une base, dans la ville de la Tartous. A Idlib, l’armée russe a également attaqué les positions de la brigade modérée Suqour al-Jabal, elle-aussi aidée par la CIA. Elle a enfin visé deux villages proches de Kafranbel, ville symbole du soulèvement contre le régime, connue pour ses manifestations et ses banderoles dénonçant la répression des forces syriennes et l’inaction de la communauté internationale.
Quelles conséquences auront ces frappes sur le terrain ?
L’EI n’est pas présent à Idlib. Ahrar al-Sham est l’un des groupes qui a le plus combattu les jihadistes de l’EI ces deux dernières années. A la fin 2013, il avait dirigé une coalition rebelle pour les chasser du nord de la Syrie. Après des semaines de combats, les jihadistes avaient abandonné la plupart de leurs positions dans la région d’Alep avant de se replier sur Raqqa, leur fief syrien. Dès mercredi, l’une des principales factions rebelles, l’Armée de l’islam, financée par l’Arabie Saoudite avait annoncé qu’elle entrait en guerre contre les soldats russes, «et non contre la Russie en tant que pays», avait précisé un porte-parole. Il s’agit avant tout d’une déclaration d’intention : les rebelles n’ont pas de missiles anti-aériens et les troupes russes au sol ne quittent pas leurs bases. Le principal risque est plutôt que des combattants rejoignent les formations les plus radicales, telle Al-Qaeda, née du jihad contre l’armée russe en Afghanistan dans les années 80. «Plusieurs groupes avaient pris leurs distances avec le Front al-Nusra. Ils vont faire le chemin inverse et s’en rapprocher. La politique russe est désastreuse», estime Thomas Pierret, maître de conférences à l’université d’Edimburg et spécialiste de la Syrie.
De quelles forces la Russie dispose-t-elle en Syrie ?
De plus de 50 avions et hélicoptères, ainsi que des troupes d’infanterie de marine, des parachutistes et des unités de forces spéciales, a indiqué jeudi le ministère russe de la Défense. Selon les sources américaines, les Russes disposent de 32 avions de combat, déployés sur un aéroport transformé en base militaire près de Lattaquié : 4 bombardiers Su-34, 12 bombardiers Su-25, 12 avions d’attaque au sol SU-24 et 4 chasseurs Su-30 ; plus une vingtaine d’hélicoptères, quelques chars et des véhicules blindés de transport de personnel. En comptant notamment tout le personnel lié aux avions (pilotes, personnel d’entretien et de support), les Russes auraient déployé près de 2 000 hommes sur place. Bien que sensiblement accrue durant septembre, cette présence reste modeste et indique que la Russie ne compte pas s’investir massivement dans les opérations en Syrie, souligne l’expert militaire Alexandre Goltz. «Ce n’est pas une trentaine d’avions qui provoquera un tournant dans la guerre et arrêtera l’EI. Mais le problème, c’est qu’une fois que l’on met un pied dans un conflit comme celui-ci, on ne sait jamais quand et comment on pourra en sortir, comme en témoignent de nombreux exemples, du Vietnam à l’Afghanistan», souligne Goltz sur le site Slon.ru.
Qu’y a-t-il derrière la stratégie de la Russie ?
«Il est essentiel pour Poutine de redevenir un acteur principal dans la région et une grande puissance sur la scène internationale, et de montrer que la Russie a des intérêts très importants, et pas seulement dans son étranger proche comme l’Ukraine», rappelle Alexeï Malachenko, du centre Carnegie de Moscou. L’objectif ne serait donc pas tant une escalade dans la confrontation avec l’Occident que la volonté de se faire entendre.
Dans le même temps, même s’il ne faut pas établir de relation directe entre les dossiers syriens et ukrainiens, préviennent les experts, Poutine cherchera sûrement à tirer avantage de sa nouvelle position de force pour négocier une sortie de l’impasse dans le Donbass, et notamment lors du sommet destiné à relancer le processus de paix en Ukraine, qui se tient à Paris ce vendredi, réunissant les dirigeants russe, français, allemand et ukrainien. Si nul n’attend de résultats, le «climat» de cette rencontre sera révélateur de l’humeur et de la stratégie du Kremlin. Comme le souligne un diplomate : «Poutine sait qu’il est plus crédible sur la Syrie quand le front ukrainien est calme.»