Ce que l’on craignait de pire est donc arrivé ce mercredi 30 septembre 2015. Cyrille 1er, patriarche de la Moscovie, a déclaré que l’intervention de la Russie en Syrie est une « guerre sainte ». On croyait révolu le temps des Croisades depuis huit siècles. Que n’a-t-on pas écrit et dit à propos du « djihad » comme guerre sainte, et qui serait spécifique à l’Islam. Toute la critique des mouvements islamistes, de toute obédience, se base sur le rejet de la violence et de la guerre au nom de Dieu. Avec Cyrille 1er nul ne peut plus critiquer le « djihad » au nom de la douceur du christianisme.
Curieusement, l’église de Moscou n’avait pas pris une telle position en Tchétchénie. Elle a laissé faire Poutine sans se mêler. Il est vrai qu’à l’époque, le patriarcat de Moscou était occupé par un homme sage Alexis II, un Estonien et non un Slave comme Cyrille 1er qui est réputé être un politicien nationaliste panslaviste. Depuis son accession au patriarcat, Cyrille semble remettre en faveur la vieille utopie dite de « Moscou-Troisième Rome ». En résumé, cette fantasmagorie, forgée par le moine Philothée de Pskov au XVI°s, affirme que la première Rome, celle du Latium, était tombée dans l’hérésie ; la deuxième Rome, celle du Bosphore ou Constantinople, était tombée sous le pouvoir Ottoman ; c’est donc Moscou qui se doit de reprendre le flambeau de la vraie Rome impériale à la tête du monde chrétien ou, à tout le moins, à la tête des juridictions de l’Orthodoxie. Cette thèse, qui peut avoir quelque attrait pour des esprits naïfs, souffre de graves lacunes car elle s’harmonise mal avec la réalité politique de la Moscovie que les grands princes voulaient transformer en un empire qui a peu de choses à voir avec l’Empire Romain d’Orient, ou Byzantin.
Cette même idée inscrit Moscou dans une perspective eschatologique d’une vision de l’économie divine. Et c’est cela qui est gravissime car il fait tomber la Moscovie chrétienne dans un millénarisme apocalyptique similaire à ceux de l’Etat Islamique et des Mollahs de Téhéran. Entretenue par la haute hiérarchie ecclésiastique, cette lubie fut moins en faveur dans les milieux politiques sauf quand il s’agissait de justifier le pouvoir absolu des souverains russes. Elle explique certains rapprochements avec les traditions romano-byzantines, comme le titre de Tsar, dérivé de celui de César ; l’adoption de l’aigle bicéphale, comme symbole impérial ; ainsi que des rites du couronnement impérial que Moscou a copiés sur ceux de Constantinople.
Cette théorie fut rapidement remise au grenier depuis Pierre le Grand qui occidentalisa son pays, transféra la capitale de son empire à Saint Pétersbourg et, surtout, annula la fonction de Patriarche de Moscou, créée en 1589 par Boris Godounov grâce à une scission des terres russes du Patriarcat Œcuménique de Constantinople. L’église de Russie demeura, ainsi, une institution de l’Etat russe, dirigée par un synode jusqu’en 1917. Une institution intérimaire, faisant office de patriarcat, fut rétablie puis définitivement reconnue et stabilisée par Staline en 1945 avec à sa tête Alexis 1er. Après la chute de l’URSS, le nouveau pouvoir politique russe remit à l’honneur l’idée de Moscou-Troisième-Rome en appliquant scrupuleusement la doctrine byzantine de la « symphonie des deux pouvoirs » qui met ipso facto l’Eglise dans la situation d’une église d’Etat et d’un instrument de la politique étrangère notamment. Cette pratique de la symphonie explique de nombreux aspects des églises orientales, tant orthodoxes que catholiques.
De toutes les juridictions de l’Orthodoxie, seule l’Eglise d’Antioche a su miraculeusement préserver le caractère de l’universalité de l’Eglise et n’est pas tombée dans le messianisme national ou le communautarisme identitaire, du moins jusqu’à l’éclatement de la tragédie syrienne qui a vu les hiérarchies de toutes les églises faire bloc, en quelque sorte, avec la dictature de Bachar el Assad, voire servir de tribune et de tremplin à la propagande du régime syrien.
C’est dans un contexte aussi brûlant que l’église de Moscovie déclare donc la Croisade au Levant, concept absolument étranger à toute la tradition byzantine qui a été la victime des guerres saintes menées tant par l’Occident latin que par l’Orient musulman. Depuis le début de la guerre en Syrie, Moscou n’a cessé de proclamer son appui inconditionnel au dictateur de Damas ; son refus de toute ingérence étrangère en Syrie (sic) ainsi que sa volonté d’assurer la protection des chrétientés orientales, notamment les Orthodoxes qui ne lui ont strictement rien demandé.
Utilisant un vocabulaire anachronique, celui de la Question d’Orient, la Moscovie chrétienne intervient au Levant de manière maladroite ; avec une mentalité du Moyen Age, sans se soucier de la spécificité du christianisme antiochien du Levant. On rappellera, d’une part, que l’Eglise d’Antioche est la plus vieille assemblée chrétienne du monde, et que, d’autre part, le Patriarche d’Antioche, en termes de primauté, arrive loin devant celui de Moscovie qui occupe un rang nettement inférieur au sein de l’Orthodoxie.
Les chrétientés orientales ont souffert des Croisades. L’aventurisme guerrier de leurs frères d’Europe leur a coûté très cher. Elles n’ont jamais joué le rôle d’auxiliaires des guerres saintes. Majoritaires au Levant, au début des Croisades, les chrétiens ne seront plus que 4 à 5% de l’ensemble de la population en 1510 lorsque les Ottomans chasseront les Mamelouks. Il est vrai qu’en 1918, à la fin de l’Empire Ottoman, ils étaient remontés à 25% de la population.
Quelle attitude adopter face à l’aventurisme de Cyrille 1er de Moscou dans le rôle d’un Bernard de Clairvaux ou d’Urbain II? La condamnation sans appel ainsi que le rejet clair et net de sa folle et désastreuse entreprise. Poutine peut mener la politique qu’il souhaite mais pas au nom de l’Eglise de Jésus-Christ. Il est hors de question, pour les citoyens chrétiens du Levant, de jouer les supplétifs d’un Daeshisme chrétien. La réponse à Daesh n’est pas du registre religieux mais de celui de la citoyenneté. Les églises du Levant n’ont, hélas, pas suffisamment pris leurs distances à l’égard du pouvoir politique à Damas. Avec la croisade moscovite en faveur de Bashar, elles risquent un terrible jugement de l’histoire qui fait d’elles des complices d’un tyran coupable de crimes contre l’humanité.
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*Beyrouth
L’Orient-Le Jour
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