Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, et Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, dévoilent les dessous d’une lutte sans merci.
Alors que la France commémore le cinquième anniversaire des attentats du 13 novembre 2015, la pire attaque ayant jamais frappé le pays depuis la Seconde Guerre mondiale avec un bilan de 137 morts et 413 blessés, Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) et Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), dévoilent les dessous de la lutte antiterroriste en exclusivité pour Le Figaro. Leur parole est rare et leur diagnostic, implacable. Les foyers djihadistes sont multiples, l’État islamique cherche à se reconstituer et la menace d’une attaque plus sophistiquée n’est pas exclue. Alors que les attentats de type «low-cost» sont presque indétectables, les patrons du renseignement pratiquent l’«union sacrée» et l’affirment: «Nous n’avons plus de secret l’un pour l’autre.»
LE FIGARO. – Le 13 novembre 2015 la France était frappée par le pire attentat de son histoire. Quelles leçons ont été tirées quant aux méthodes et aux moyens employés dans la lutte contre le terrorisme islamiste?
Nicolas LERNER. –Après ces attentats ignobles, les autorités politiques ont très significativement accru les moyens humains, budgétaires et juridiques des services de police et de renseignement. À la fin de ce quinquennat, 2000 agents supplémentaires auront rejoint la DGSI, dont le budget a doublé en cinq ans. En 2017, le président de la République a souhaité qu’une nouvelle loi accompagne la sortie de l’état d’urgence, et, en 2018, un parquet national antiterroriste a été créé. Un tel renforcement sur une si courte période est inédit. Mais au-delà des moyens, le chef de l’État, les premiers ministres successifs et les ministres de l’Intérieur, aujourd’hui Gérald Darmanin, nous ont demandé de faire mieux et d’être plus efficaces ensemble. D’où la création de mécanismes de coordination, le renforcement de la coordination nationale antiterroriste (CNRLT) et la désignation de la DGSI, en juin 2018, comme «chef de file» de la lutte antiterroriste sur le territoire national. Toutes ces mesures ont abouti à un décloisonnement total de l’information, à tous les niveaux de la hiérarchie. En matière de lutte antiterroriste, nous n’avons plus aucun secret l’un pour l’autre.
Bernard ÉMIE. –Depuis plusieurs années, la DGSE a également été renforcée quant à ses moyens notamment par la dernière loi de programmation militaire. Nous avons gagné 1300 agents depuis dix ans et nous sommes désormais plus de 7 000. Avec la DGSI, nous partageons tout et, de «cousins éloignés», nous sommes devenus des «frères complices». Un plan d’action contre le terrorisme a été adopté en 2018. Au sein du ministère des Armées, sous l’autorité de la ministre Florence Parly, la DGSE a été désignée chef de file de la lutte antiterroriste à l’extérieur de nos frontières, pour coordonner l’action de l’ensemble des services de renseignement du ministère des Armées en lien avec le Commandement des opérations spéciales. Avec l’aide essentielle de nos partenaires internationaux, soit des dizaines de services de renseignement étrangers, et en complément de ce que fait la DGSI, la DGSE déploie l’ensemble de ses capacités pour identifier des projets terroristes visant la France et les empêcher.
Les sept derniers attentats, dont trois au cours du mois écoulé, ont été perpétrés par des individus inconnus des services de renseignement. Comment détecter de tels profils?
N. L. – La menace terroriste a changé en quelques années. Jusqu’en 2017, elle était le fait d’individus inscrits dans des filières ou en lien direct avec des combattants dans les zones de combats. Aujourd’hui, l’appui matériel et l’incitation directe de réseaux ne sont plus des conditions nécessaires à un passage à l’acte, devenu plus complexe à anticiper. La radicalité se développe via une propagande terroriste qui, même en perte de vitesse, demeure résiliente sur les réseaux sociaux. Elle découle aussi d’une idéologie qui propage une haine de la République et de nos valeurs. Dès lors, il n’y a plus de profil type du combattant terroriste, dont les antécédents judiciaires et le niveau d’imprégnation religieuse peuvent être très variables, et qui, parfois, souffre de fragilités psychiatriques ou psychologiques. Notre défi est donc double: assurer un haut niveau de suivi des quelque 8 000 radicalisés repérés sur le territoire national tout en détectant les nouveaux porteurs de menaces grâce à nos capteurs techniques mais, surtout, au renseignement humain, déployé au plus près du terrain. Mais les services n’agissent pas seuls: les réflexes de signalement sont importants. Après les attentats de 2015 et 2016, les appels affluaient au numéro vert dédié. Ils ont tendance à diminuer ces derniers mois… Chacun doit se sentir acteur de la lutte antiterroriste.
B. É. – Il est vrai que les attentats de type «low-cost» sont quasiment indétectables car ils nécessitent une faible planification. Mais le travail que nous avons mené, tant sur le plan du renseignement que de l’entrave, a rendu plus difficile pour des organisations comme l’État islamique la possibilité de mener une attaque complexe et planifiée, même si c’est toujours imaginable. La menace «endogène» se fonde sur des réseaux d’endoctrinement et de manipulation qui ciblent des individus souvent très jeunes, inconnus de nos services et en général radicalisés très récemment. Pour les détecter, il est capital de surveiller des liens sur les réseaux sociaux et les agences de propagande d’al-Qaida, de l’État islamique, voire des réseaux hostiles de francophones retranchés sur les théâtres du djihad.
En réaction à ces attaques, ne craignez-vous pas un Christchurch à la française de la part des suprématistes?
N. L. – Il est important de rappeler tout d’abord que, depuis 2015, la France a été frappée par 20 attentats. 19 autres attaques ont échoué et, depuis 2013, 61 projets ont été déjoués par l’action coordonnée des services antiterroristes. Pour autant, les Français ne sont jamais tombés dans ce qui me semble être le double piège tendu par les terroristes: celui de la division et celui de l’amalgame, qui pourraient amener certains à désigner comme coupables des groupes de personnes à raison de leur nationalité ou de leur religion, alors même que la très grande majorité des personnes de confession musulmane pratiquent leur foi de manière totalement pacifique, dans le respect – et sous la protection – des lois de la République. Si les Français ne sont pas tombés dans ce piège, certains, de manière isolée ou au sein de petites cellules, pourraient être tentés de «se faire justice eux-mêmes», ajoutant ainsi de la haine à la haine. C’est pourquoi la DGSI, et l’ensemble de ses partenaires intérieurs, consacrent d’importants moyens au suivi des groupuscules d’ultra droite. Depuis deux ans, la DGSI a ainsi déjoué cinq projets d’attentats émanant de ces activistes, dont certains visaient la communauté musulmane.
Les projecteurs ont été braqués sur la France, mais l’attentat de Vienne rappelle que nous sommes face à un problème européen et mondial. À l’échelle du continent, la riposte est-elle à la hauteur?
B. É. – La menace pèse sur tous les États, sans exception. Depuis 2016, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Suède, les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège, l’Irlande, la Finlande et maintenant l’Autriche ont été frappés en leur sein. Ce qui veut dire que nous menons un combat collectif et que nous devons renforcer nos liens. Puisque l’article 4 -2 du traité de l’Union européenne prévoit que la sécurité nationale reste sous la responsabilité de chaque État membre, nous dessinons un puissant maillage de coopérations bilatérales. Cette indispensable solidarité nous permet de traquer tous les réseaux, qu’ils viennent du nord de la Syrie, des Balkans, d’Asie centrale ou des flux de clandestins qui cherchent à gagner l’Europe. Face à un terrorisme sans frontières, la DGSE, la DGSI et leurs partenaires de la communauté du renseignement travaillent en équipe.
N. L. – En France, 2015 a constitué un tournant. À l’échelon européen, cette rupture remonte aux attentats du 11 septembre 2001. Depuis lors, les services n’ont cessé d’accroître leur coopération. Comme avec nombre de partenaires internationaux, la coopération est aujourd’hui en Europe d’une fluidité remarquable et d’une efficacité redoutable, comme en atteste la réussite du Groupe Antiterroriste (Gat), qui réunit l’ensemble des services intérieurs. Je salue aussi l’intensification des échanges avec un certain nombre d’organes de l’Union, comme Europol, mais aussi les initiatives pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures. Pour autant, de nombreux chantiers demeurent comme par exemple l’inter opérabilité des fichiers européens ou la lutte contre les discours de haine sur internet.
Ne peut-on redouter sur notre sol une attaque «projetée» par des groupes terroristes implantés hors de nos frontières?
B. É. –Ce risque, s’il a été réduit, demeure. Avec la coalition internationale, nous sommes parvenus à détruire, en Syrie et en Irak, des cellules de l’État islamique consacrées à la préparation d’actions terroristes projetées. Mais nous savons que l’EI recrée un certain nombre de ses plateformes. La bête bouge encore pour essayer de se reconstituer. Nous devons poursuivre nos efforts pour identifier, traquer et entraver, là où ils se trouvent, les cadres expérimentés de l’organisation.
N. L. –Le risque d’une attaque comme celle du 13 novembre, s’il a diminué, n’a pas disparu, comme demeure celui d’une action commise par des individus isolés entrés illégalement sur le territoire national. Pour faire face à cette menace, la coopération entre services intérieurs et extérieurs et avec nos partenaires étrangers est vitale, comme l’est le renforcement des contrôles aux frontières – avec notamment les mesures annoncées par le chef de l’État. Doit également être pris en compte le risque d’une menace «importée» liée à la relocalisation en France d’ex-combattants d’organisations terroristes. Depuis deux ans et demi, la DGSI a détecté six de ces individus, qui ont été éloignés ou incarcérés.
Daech est-il vraiment défait militairement dans la zone syro-irakienne et a-t-il trouvé de nouvelles bases de repli?
B. É. – Si l’État islamique n’a plus d’empreinte territoriale structurée, il continue d’exister sous une forme insurrectionnelle comme en témoigne le nombre d’attentats perpétrés en Syrie comme en Irak. Actuellement, cette organisation essaie de se reconstituer, de regagner des points d’appui dans les zones du nord-ouest de l’Irak et sur une très grande partie de la Syrie. Pour cette raison, il reste sous le feu de tous ses ennemis, que ce soit les forces arabo-kurdes, les mouvements du nord-est syrien ou encore le régime de Bagdad. Nos services travaillent avec tous leurs partenaires occidentaux pour entraver les cibles les plus importantes. Au plus haut de la menace, l’état islamique comptait quelque 50.000 combattants. Aujourd’hui, ces derniers seraient encore quelques milliers. À ce stade, le cancer n’est pas vaincu définitivement et les métastases sont possibles sous une forme clandestine, cachée au sein des populations locales. Nous sommes face à un ennemi qui reste en capacité de mener une guérilla longue et douloureuse.
Quels sont les autres foyers djihadistes?
B. É. –La bande sahélo-saharienne est d’une importance majeure pour la France. Nous y poursuivons nos efforts avec une action très coordonnée des services de renseignement et de nos forces armées, appuyée par nos alliés, contre le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), filiale d’al-Qaida, et l’État islamique au Grand Sahara, branche locale de l’EI. Ces organisations visent des cibles de tous les pays de la région mais aussi françaises et occidentales dans la région. Nous sommes également très vigilants sur la descente possible vers le sud de ces terroristes qui menaceraient nos amis de la région du golfe de Guinée. Nos services suivent en outre l’évolution de la menace en Libye, au Yémen qui, avec al-Qaida dans la Péninsule arabique (AQPA), est un point de tension majeur. Ou encore la situation en Afrique orientale, en partant des Shebab de Somalie jusqu’aux infiltrations au Mozambique. Nous restons également vigilants concernant l’émergence de cellules djihadistes dans les Balkans.
La fronde antifrançaise dans certains pays étrangers n’aggrave-t-elle pas la menace islamiste en France et hors de nos frontières, comme on vient de le voir encore à Jeddah?
B. É. –Depuis octobre, force est de constater qu’il y a un climat de très fortes tensions dont certains profitent pour présenter la France comme l’ennemie des musulmans. C’est oublier nos liens historiques et profonds avec l’islam. En choisissant de s’exprimer sur Al-Jazeera, le président de la République a fait de la pédagogie pour lever les malentendus, expliquer la laïcité à la française et les valeurs de la République dont la liberté d’expression. Il a caractérisé le fait que certains dirigeants politiques et religieux, en ne condamnant pas avec la plus grande clarté toute forme de haine à l’égard de notre pays, ont pris une responsabilité importante dans la possible flambée de violence à l’égard de nos compatriotes. Chaque jour, nous interceptons des appels à la haine en ligne et des manipulations sur les réseaux sociaux. Je rappelle enfin que, dans le monde, 90 % des victimes d’attentats sont de confession musulmane.
N. L. – Ces discours de haine anti française sont indéniablement un facteur aggravant de la menace. Lorsqu’on instrumentalise et déforme à dessein la politique conduite par la France, on porte une part de responsabilité dans l’élévation du niveau de menace. De la même manière que la DGSE informe la DGSI sans délai, de jour comme de nuit et 7j/7, des informations dont elle a connaissance, l’ensemble des services du ministère de l’Intérieur alimente la DGSE dans son rôle de chef de file de la prévention des risques pesant sur les intérêts français à l’étranger. Ces discours de haine posent par ailleurs la question du cadre juridique applicable aux réseaux sociaux. Ma conviction est qu’il faut continuer à le faire évoluer, notamment par l’adoption des directives rendant obligatoire le retrait des contenus terroristes ou reconnaissant la responsabilité des hébergeurs et des plateformes en matière de régulation des contenus illicites, comme le propose la France.
Le 2 novembre, al-Qaida a menacé de mort les Français et Emmanuel Macron. En compétition avec l’EI, cette organisation a-t-elle encore les moyens d’une attaque de grande ampleur pour asseoir sa légitimité sur la scène terroriste internationale?
B. É. –al-Qaida reste une organisation extrêmement dangereuse. Son commandement central, sous les coups de la Coalition, est affaibli mais ils ont un modèle de «franchise» qui fonctionne encore. C’est le cas avec AQMI qui évolue entre le Sahel, le Soudan et la Libye. Cette structure, animée hier par le terrible terroriste Abdelmalek Droukdal éliminé au printemps, et dont Iyad Ag Ghali reste une des figures majeures, constitue une menace très forte. Je peux mentionner aussi al-Qaida dans la péninsule arabique, certes affaiblie mais qui peut toujours compter sur quelques centaines de combattants ; les Shebab de Somalie ; le mouvement Hurras ad-Din, qui opère en Syrie et qui compte lui aussi quelques centaines de combattants. Sans oublier al-Qaida dans le sous-continent indien, actif du Bangladesh à l’Afghanistan, ou le Parti islamique du Turkestan. Il existe encore des réseaux et des capacités d’action. Ils ont une fâcheuse tendance à se présenter comme moins radicaux que l’État islamique mais ils constituent pour nous une menace stratégique, durable, fondamentale. Nous les combattons sans relâche et sans répit.
Les attaques de type «low cost» se multiplient. Mais ne peut-on aussi redouter des modes opératoires plus sophistiqués?
N. L. – Dans un contexte d’attrition, les organisations terroristes ont bien compris l’intérêt de populariser des moyens rudimentaires, comme l’arme blanche ou le véhicule bélier. Mais, dans le même temps, certains attentats déjoués, comme en 2018 à Paris avec deux individus qui portaient de l’intérêt pour la fabrication de ricine, ou certains projets inaboutis, telle que l’attaque à la bombe de mai 2019 devant une boulangerie à Lyon, démontrent que les terroristes n’ont pas renoncé à utiliser des moyens plus complexes. En Italie, un sympathisant de l’État islamique a été interpellé il y a deux ans alors qu’il projetait une attaque au moyen de substances biologiques. Je pense aussi à la tentative d’attentat téléguidée par Daech qui, à Sydney en Australie, ciblait un vol commercial, ou encore au projet d’attaque d’un stade en Espagne à l’aide d’un drone chargé d’explosifs. En complément d’un durcissement du droit applicable, comme récemment en matière de précurseurs explosifs, il nous faut rester très vigilants à ces formes de menace.
B. É. –Nous nous attendons à tout. Un certain nombre de matériels récupérés au Sahel, en Syrie ou en Irak montrent que les organisations terroristes s’intéressent à tous les modes opératoires possibles. Dans l’opération qui a conduit à la neutralisation d’Abdelmalek Droukdal, il a été découvert des documents «pédagogiques» pour expliquer comment conduire des attaques plus sophistiquées. En outre, pendant le califat de l’État islamique, un ingénieur en chef nommé Hadji Taysir a mené des expérimentations avant de devenir numéro 2 de l’organisation et d’être tué en mai 2020 lors d’une frappe en Syrie. Mais, à ce stade, nous n’avons pas identifié de capacité de développement structuré de ces modes opératoires. Ce qui veut dire que l’attentat «classique», mené à la kalachnikov ou au poignard, demeure, du point de vue des terroristes, d’un meilleur rapport qualité/prix au regard de l’effet de sidération provoqué.
Des centaines de condamnés pour terrorisme ont été ou vont être prochainement libérés après avoir purgé leur peine. Comment contrer cette menace majeure?
N. L. – Au 10 novembre, du fait de l’engagement des services du ministère de l’Intérieur et de la Justice pour identifier et arrêter les personnes dangereuses, les prisons françaises comptent 503 détenus «TIS», condamnés ou mis en cause pour des faits de terrorisme. À cela s’ajoutent 758 détenus pour des faits de droit commun mais radicalisés ou soupçonnés de radicalisation. Depuis 2015, plus de 150 détenus «TIS» ont été libérés à la fin de leur peine. Tous ont été pris en compte par les services de renseignement. Dans l’avenir, les prévisions font état de 64 libérations de détenus «TIS» en 2021 et 46 en 2022. Plus les années vont passer, plus les services seront confrontés à des détenus endurcis, condamnés à des peines plus lourdes. Je veux saluer l’étroitesse du partenariat qui nous lie aujourd’hui avec le PNAT et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), tous les deux créés sous ce quinquennat. C’est le même niveau de confiance qui nous lie au service central du renseignement territorial (SCRT) et à la direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris (DRPP). Pour faire face à ce que le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, nous a assigné comme une priorité, nous éloignons de France les détenus étrangers et avons augmenté les moyens humains de surveillance. Grâce au suivi départemental opéré par chaque préfet, grâce également à la mise en place d’une cellule nationale de suivi des sortants de prison dépendant de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat), tout est mis en œuvre pour qu’aucune libération de détenus radicalisés n’intervienne sans que soit assuré un suivi par un service de renseignement.
Alors que la loi renseignement a donné en 2015 plus de capacités opérationnelles aux services, que répondez-vous à ceux qui affirment qu’elles vous permettent de porter atteinte aux libertés individuelles?
B. É. – Rappelons d’abord que les services étaient très demandeurs de ces lois qui ont reconnu, encadré et protégé leurs activités et que le législateur est parvenu à un équilibre entre les libertés individuelles et la sécurité. Le monde a changé: les moyens de chiffrement que nous avons dans nos téléphones n’étaient accessibles, il y a vingt ans à peine, que par une dizaine d’États dans le monde. Il faut comprendre que nous avons dû renforcer nos moyens techniques pour faire notre travail, celui de trouver de l’information cachée. Mais nous agissons dans le cadre de contrôles qui sont sans doute parmi les plus stricts qui existent au plan européen. Nous sommes une grande administration très contrôlée. Un seul exemple: la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) a mené en 2019, au sein même de la DGSE, plus de 30 contrôles. Je pense que la DGSE, pourtant seul service secret et spécial de l’État, est l’une des administrations les plus passées au crible en France, tant par le Parlement que par cette autorité administrative indépendante et les inspections qui garantissent à nos compatriotes que les services appliquent toute la loi et rien que la loi. Les polémiques, infondées, n’ont pas lieu d’être.
N. L. –Je partagerai une expérience: à l’été 2017, j’assistais le ministre de l’Intérieur dans le débat parlementaire de la loi SILT, qui a permis de sortir de l’état d’urgence sans affaiblir les services. Au sein de l’hémicycle mais aussi au dehors, certains s’étaient émus du risque d’atteintes aux libertés individuelles. Trois ans après, qui peut sérieusement penser que ce texte, mis en œuvre de manière ciblée, a mis en danger nos libertés individuelles? Loin d’affaiblir la République, les lois récentes l’ont tout au contraire confortée, en conférant plus de moyens aux services, sans céder en rien à nos valeurs fondamentales ni constituer une menace pour nos libertés.
Face à un terrorisme islamiste de plus en plus redoutable, comment la communauté du renseignement a-t-elle resserré ces liens ces dernières années? Et quelles sont les améliorations à réaliser?
B. É. – En juin 2017, le chef de l’État a donné une feuille de route claire à trois personnes qu’il venait de désigner: le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, Pierre de Bousquet, aujourd’hui directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur, le patron de la DGSI, Laurent Nuñez, actuel CNLRT, et moi-même à la tête de la DGSE. Nous devions faire en sorte d’être encore plus efficaces dans la lutte antiterroriste, d’éviter tous les trous dans la raquette et qu’il n’y ait pas de compétition entre les services. Nous avons pu et su imposer en interne des changements de méthode et de culture qui ne sont pas allés de soi immédiatement. Nous pouvons désormais parler non seulement de coordination mais aussi de «fusion» et les résultats sont très concrets. Prenons par exemple un djihadiste français de Daech voulant revenir. Nous allons évaluer en commun sa dangerosité. La DGSE va tout faire pour le localiser et détecter, grâce à des moyens de renseignement clandestins sur place, ses éventuels mouvements pour sortir de Syrie. Tout étant immédiatement partagé avec la DGSI qui nous livrera tous les renseignements obtenus sur les personnes en contact avec cet individu. Si ce djihadiste bouge, tout sera mis en œuvre pour l’arrêter et le déférer à la justice.
N. L. – Le symbole concret de cette «fusion» des services antiterroristes est l’état-major permanent qui réunit tous les services de renseignement et judiciaires. Si l’échange existait bien sûr auparavant, il est aujourd’hui immédiat car, en matière de lutte antiterroriste, chaque seconde compte. Très concrètement, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans la grande pièce qui accueille l’état-major permanent, chacun des services présents peut avoir accès à ses bases et partager l’information. Même si des progrès sont encore possibles dans le domaine des ressources humaines pour faciliter les échanges de personnels entre services de renseignement, la «communauté du renseignement» n’a, face à la menace terroriste actuelle, jamais aussi bien porté son nom. Les Français doivent en être convaincus, quels que soient leurs services d’appartenance, quels que soient leurs métiers, les femmes et les hommes du renseignement ne travaillent qu’avec un seul objectif: les protéger.