On s’attendait à la décision turque d’annuler la sage mesure prise par Mustafa Kemal en 1934 de faire de l’ancienne basilique et mosquée de Sainte-Sophie un musée, un lieu de mémoire dédié à l’humanité. Le chef-d’œuvre architectural de l’empereur Justinien est de nouveau confisqué par le pouvoir politique d’Ankara qui en fait une mosquée, non pas impériale comme sous les Ottomans, mais un symbole de l’arrogance de l’islamisme politique propre à ce régime. Cette mesure inappropriée peut être analysée selon diverses perspectives.
C’est d’abord une affaire intérieure turque qui concerne les Turcs eux-mêmes. Leur gouvernement – démocratiquement élu, mais acquis aux Frères musulmans et leur rêve de refaire le califat disparu en 1924 – a donc décidé de passer l’éponge sur tous les acquis de la période laïque de la Turquie d’Atatürk, le père de la nation. Erdogan est tout aussi nationaliste qu’Atatürk, mais il n’est point laïque. Il apparaît, de plus, comme l’adversaire de toutes les valeurs de laïcité et de modernité implantées par le régime kémaliste depuis 80 ans. Erdogan tourne le dos à Mustafa Kemal qui avait tourné le dos au passé impérial ottoman en déplaçant sa capitale de Constantinople à Ankara et en imposant l’alphabet latin. Tel est le sens premier du retour de Sainte-Sophie (Aya Sofia) ainsi que du musée Kariyé Djami (monastère Saint-Sauveur-en-Chora) au culte musulman. Ce dernier est considéré comme le chef-d’œuvre absolu de la renaissance des Paléologues. Si Erdogan est cohérent avec lui-même et avec sa logique islamiste, il lui reste à prendre deux mesures supplémentaires afin de rayer définitivement le passé laïque des mémoires. Il doit interdire l’usage de l’alphabet latin pour transcrire la langue ouralo-altaïque qui est la sienne et réhabiliter l’alphabet arabe comme du temps des Osmanlis, d’une part. Mais, d’autre part, il se doit de changer le nom de sa nouvelle mosquée qui ne peut plus porter le nom grec de la Sainte Sagesse (Aya Sofia). C’est alors seulement que le processus d’islamisation sera achevé. En attendant, ces mesures ne font que consacrer la rupture de la Turquie « erdoganienne » avec toute la pensée des Lumières et de la modernité occidentale qui furent les piliers de la Turquie moderne depuis 1924. Tout cela laisse songeur. Ainsi, la démocratie turque a porté au pouvoir un régime aux mœurs conservatrices, s’opposant à la culture d’un humanisme universel et faisant de la religion un étendard identitaire nationaliste d’un autre âge. La Russie de Poutine connaît une évolution similaire sans toutefois aller jusqu’à confisquer les mosquées pour en faire des églises.
Une deuxième grille de lecture concerne l’aspect religieux. La basilique Sainte-Sophie est un haut lieu de la mémoire chrétienne, notamment orientale. Son symbolisme ne peut lui être disputé que par l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem et celle de la Nativité à Bethléem. Tout ce qu’on raconte actuellement sur une transaction foncière qui aurait eu lieu au soir de la conquête de Constantinople entre le sultan Mehmet II et l’Église n’est que propagande maladroite et fallacieuse. Sainte-Sophie est un butin de la conquête militaire. La mesure d’Erdogan vient réveiller les vieilles blessures si mal cicatrisées des peuples qui ont souffert de la domination ottomane. La mesure d’Erdogan ne fait qu’avaliser les violences et les massacres perpétrés contre des populations non musulmanes. Enlever à Sainte-Sophie son caractère de lieu de mémoire de l’humanité est un déni du dialogue islamo-chrétien si cher aux Libanais. Ce geste provocateur équivaut à brûler la déclaration d’al-Azhar sur la citoyenneté et le vivre-ensemble (2017) ainsi que la déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine (2019). On voit mal aujourd’hui Erdogan prêcher de telles notions du haut de la coupole d’Aya Sofia tant son geste constitue une mesure vexatoire et humiliante pour la mémoire collective des chrétiens d’Orient.
Mais le troisième aspect de ce geste est politique, il porte sur la position du monde arabe et sa stratégie dite de la modération. Pris entre l’illuminisme sanglant des mollahs de Téhéran, la cruauté infinie des organisations du type ISIS/Daech ainsi que le radicalisme arrogant des réseaux des Frères musulmans chers à Erdogan, le monde arabe du Levant est au pied du mur. Pourra-t-il encore conforter sa stratégie modérée ? Est-il en mesure de résister à la confiscation de l’esplanade des Mosquées à Jérusalem et la judaïsation de cet espace sacré par les ultrasionistes au même titre que la réislamisation de Sainte-Sophie ? L’avenir nous le dira. Mais c’est le Liban comme pays-message de paix et du vivre-ensemble qui est mis au défi. Ce sont les accords de Taëf qui prennent un coup sévère par la décision turque qui les vide de leur substance spirituelle. En principe, le Liban officiel devrait protester.
En attendant, on se doit de faire un constat quant au complexe mal refoulé de certains ultranationalistes de Turquie, à savoir la langue arabe et Sainte-Sophie. Tant que la coupole d’Aya Sofia s’élèvera dans le ciel d’Istanbul, ceci voudra dire, sans doute à leurs yeux, que la conquête de Constantinople par les Osmanlis demeure inachevée.
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