ANALYSE – La crise du Covid-19 joue un rôle d’accélérateur, voire d’amplificateur de tendances déjà à l’œuvre.
Face à la Chine, l’Europe se réveille, la France en tête. Après la convocation de l’ambassadeur Lu Shaye par Jean-Yves Le Drian mardi, Emmanuel Macron a critiqué la gestion de la pandémie par Pékin. Dans une interview au Financial Times, le chef de l’État a appelé à ne pas être «naïfs» et regretté les zones d’ombre qui entourent le traitement de la crise sanitaire par les autorités chinoises. Même son de cloche à Londres, où le chef de la diplomatie britannique a affirmé jeudi que la Chine devra répondre à des «questions difficiles sur l’apparition du virus et pourquoi il n’a pas été stoppé plus tôt».
Pendant longtemps, les pays de l’Union européenne ont négligé de regarder vers l’Orient. Pendant que les États-Unis effectuaient leur «pivot» asiatique, Paris, Berlin, Londres, Rome ou Varsovie avaient les yeux rivés vers la Russie, qui ouvrait des fronts militaires sur le continent, ou vers le sud, où les menaces terroristes, puis migratoires, étaient plus immédiates. La France, puissance globale, a, comme la Grande-Bretagne, développé un versant indo-pacifique de sa politique étrangère et envoyé quelques bâtiments patrouiller en mer de Chine. Mais pour les autres pays européens, l’Otan a fait office d’étouffoir de la question chinoise. «Dans le cadre otanien, on ne parle pas de la Chine», rappelle Thomas Gomart, le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). L’Alliance atlantique a évoqué sa montée en puissance en 2019 pour la première fois. Mais sans en faire un adversaire.
Davantage qu’un révélateur, la crise du Covid-19 joue un rôle d’accélérateur, voire d’amplificateur de tendances déjà à l’œuvre.
En fait, davantage qu’un révélateur, la crise du Covid-19 joue un rôle d’accélérateur, voire d’amplificateur de tendances déjà à l’œuvre. «Cela fait un petit moment que l’Europe a une position plus stratégique et réaliste vis-à-vis de la Chine. Les illusions de convergence et de réciprocité, assez fortes il y a douze ou treize ans, se sont dissipées, même si l’Union européenne persiste à dire qu’il peut y avoir un partenariat avec Pékin», explique François Godement, spécialiste de l’Asie à l’Institut Montaigne.
En 2019, la Commission européenne, se décidant enfin à appeler un chat un chat, fait de la Chine un «rival systémique» ainsi qu’un «concurrent stratégique». «C’est la traduction politique d’une prise de conscience du patronat allemand, qui s’inquiète des ambitions chinoises de prendre la suprématie technologique sur les États-Unis, poursuit Thomas Gomart. Il est clair, depuis 2008 et la prise de contrôle complète du pays par Xi Jinping, que la phase de coopération façonnée par les États-Unis et dont l’aboutissement fut l’entrée de Pékin à l’OMC en 2001, se transforme en une confrontation multiforme et hybride.»
Le constat est partagé par l’Europe, qui prend conscience que le rattrapage chinois est plus rapide que prévu et voit Pékin sortir de la crise économique de 2008 dans une situation financière plus favorable que la sienne. Les discours de Xi Jinping sur l’avenir radieux du Parti communiste chinois et la volonté des autorités de laver les humiliations occidentales passées, son désir de montrer la force de la Chine résonnent de façon de plus en plus menaçante dans les capitales occidentales. «L’attitude de la Chine, qui a freiné ou arrêté des négociations ou donné la priorité à la relation avec Washington, a prouvé aux Européens que le discours multilatéral chinois était tout relatif et que l’UE n’était pas prise au sérieux», analyse François Godement.
Influence chinoise au sein du système onusien
Les Européens s’inquiètent aussi de la manière dont la diplomatie chinoise, à force de patience, d’entrisme et de détermination, a développé son influence au sein du système onusien, comblant le vide laissé par les Américains et s’emparant du pouvoir dans plusieurs institutions, comme l’OMS ou la FAO.
«Le système multilatéral façonné par les États-Unis est en train de changer de main», prévient Thomas Gomart. Et les Européens le perçoivent. En 2017, la revue stratégique de défense et de sécurité commandée par Emmanuel Macron désigne trois menaces pour le multilatéralisme: la Russie, la Chine et les États-Unis. Dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion le 7 février, avant l’arrivée de l’épidémie, le président français parle de la Chine comme d’un «sujet stratégique». Emmanuel Macron, qui a fait de la relance de l’Europe le fer de lance de sa politique étrangère, n’a guère apprécié la manière dont Pékin tentait de diviser l’Union avec son initiative 17+1, qui la réunit aux États d’Europe centrale et orientale.
Aux États-Unis, le virus a exacerbé les tensions avec la Chine. Donald Trump a accusé Pékin d’avoir «dissimulé» la gravité de l’épidémie au début de la crise. Il a gelé la contribution financière américaine à l’OMS pour protester contre le biais prochinois de son directeur. L’Europe s’interroge sur les capacités d’un régime aussi opaque, dont les mensonges font peser un doute sur sa capacité à exercer un leadership global.
«Poutinisation de la diplomatie chinoise»
«La crise a montré une “trumpisation” ou une “poutinisation” de la diplomatie chinoise, à la fois dans son discours et dans les contre-vérités qu’elle égrène», analyse Thomas Gomart. La désinformation, la sous-estimation de l’épidémie qui a entraîné l’Europe à saisir très tard la dangerosité du virus, la dissimulation du nombre de décès, les promesses non tenues sur une fourniture rapide de masques ont rappelé aux Européens qu’il était impossible de faire confiance au système communiste chinois. «La radicalisation de l’expression publique chinoise, la diplomatie exhibitionniste des masques et les discours agressifs de certains ambassadeurs en Europe ont fini par braquer les opinions publiques», ajoute François Godement.
Autosatisfaction
La pandémie a aussi mis fin à la lune de miel entre la Chine et l’Afrique. «Xi Jinping a réussi à saborder la relation avec les États-Unis, avec l’Afrique, avec l’Asie du Sud-Est et avec l’Europe, dont le grand partenaire français. La stratégie de dénigrement et de division de la Chine est allée trop loin. Aujourd’hui tout le monde se rend compte de la folie du système chinois», constate Valérie Niquet, de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Même l’Europe centrale et orientale commence à déchanter. Prague, la capitale tchèque, a lâché Pékin pour se rapprocher de Taïwan. Les Polonais sont déçus de la faible rémunération apportée à leur soutien politique. «Le soutien chinois à certains pays de l’UE est très fragile car il ne repose que sur l’intérêt financier», explique Valérie Niquet.
Dans un geste qui montre l’embarras du régime, Pékin a subitement concédé vendredi une augmentation de 50 % du nombre de morts du coronavirus. Sur la sellette pour sa politique prochinoise, le directeur de l’OMS a rendu hommage au leadership d’Emmanuel Macron. C’est l’effet boomerang du coronavirus. Le vent serait-il en train de tourner pour la Chine? Certains le pensent. «La communication officielle chinoise mêlant autosatisfaction, agressivité et désinformation est en train de se retourner contre la Chine. Cette stratégie a été un suicide en termes de relations publiques et aura de lourdes conséquences», écrit le spécialiste de la FRS Antoine Bondaz sur Twitter.
Est-ce si sûr? «Les Européens risquent de sortir de la crise appauvris, désunis et hébétés. Hébétés, les Chinois ne le sont pas. Il va être difficile aux Européens de résister à leurs propositions technologiques. L’UE risque de devenir un terrain de jeu dans l’affrontement entre la Chine et les États-Unis», prévient Thomas Gomart. Quant à la Chine, après quarante ans de croissance, de contrôle et d’avancées spectaculaires, «elle ne va pas tomber du jour au lendemain. Car elle a retrouvé sa centralité historique.»