Le régime aurait minimisé les risques pour ne pas gêner la tenue des législatives du 21 février
Ghazal Golshiri Et Allan Kaval
Des trottoirs déserts, des rues habituellement saturées par la circulation qui se trouvent à présent vides, des écoles fermées, des rassemblements annulés, et, dans tous les esprits, l’inquiétude et la défiance. L’épidémie de Covid-19, considérée comme le résultat d’un « complot de l’ennemi » selon les plus hautes autorités du pays la semaine dernière, s’est abattue sur les Iraniens dans leur quotidien. Sa réalité s’est imposée au régime, qui avait tenté d’en minimiser l’ampleur après avoir été accusé d’en cacher l’émergence. Cernés par les crises, les dirigeants de la République islamique sont accusés d’avoir voulu sauver les apparences pour l’anniversaire de la révolution de 1979, le 11 février, et surtout pour tenter de favoriser la participation aux élections législatives du 21 février. Le ton a changé depuis que, les uns après les autres, déjà quinze dignitaires et personnes liés au pouvoir ont contracté le SARS-CoV-2.
Cinq en sont morts, dont Mohammed Mirmohammad, un membre du Conseil de discernement – une assemblée chargée de conseiller le Guide de la révolution –, décédé lundi 2 mars. La vice-présidente de la République islamique, Masoumeh Ebtekar, a également été contaminée.
Or, si l’épidémie est bien là, sa véritable ampleur reste inconnue, cachée derrière des chiffres officiels dont de nombreux soignants doutent et que des députés contestent ouvertement, accusant les autorités de mentir. Le ministère iranien de la santé a annoncé lundi 523 cas et 12 nouveaux décès portant le nombre total de morts depuis le début de l’épidémie à 66. « Leurs bilans sont faux. Je n’ai pas de doute sur cela. Nous avons des malades qui ont contracté le Covid-19 dans notre hôpital, qui ne figurent pas dans les chiffres officiels », a confié au Monde un médecin du nord du pays.
Dans le Gilan, une province du nord bordant la Caspienne, la situation serait particulièrement critique. Lundi, Gholam-Ali Jafarzadeh Imenabadi, député de Rasht, le chef-lieu de cette région, a ainsi qualifié les chiffres officiels de « blague », indiquant que la situation y était plus grave qu’ailleurs avec des hôpitaux « remplis de patients suspects ». Les hôpitaux et les cliniques, débordés, ne seraient plus en mesure d’assurer des soins ordinaires. « Dans notre hôpital, toute opération chirurgicale considérée comme non urgente a été annulée », a indiqué au Monde un médecin de la région du sud de l’Iran. L’ensemble du territoire serait désormais touché.
Les intérêts du clergé
Pour de nombreux représentants du corps médical, des obstacles politiques ont considérablement retardé la prise en charge du problème par les autorités. « Dans le service des maladies infectieuses où je travaille, les premiers cas suspects ont commencé à apparaître autour du 10 février, décrit une interne de Téhéran. Je suivais bien sûr ce qui se passait en Chine, et j’ai commencé à porter un masque. Ma responsable m’a ordonné de l’enlever, il ne fallait pas faire paniquer les gens. » L’étudiante en médecine raconte une très forte tension dans le service à l’approche de la fête nationale et des élections, alors même que les cas suspects se multipliaient, et une pression venant « d’en haut » s’étendant à tous les échelons : « C’est une chaîne… Le message était clair : pas de coronavirus avant les élections. »
Le pouvoir espérait une participation forte. Pourtant, même en bannissant les références à l’épidémie jusqu’à l’avant-veille et en prolongeant le vote de six heures, elle sera la plus basse de l’histoire de la République islamique, à 42,6 %. « En refusant de reconnaître pendant plus de dix jours que c’était bien le Covid-19 qui arrivait, les autorités ont fait des soignants des vecteurs de transmission, estime l’interne de Téhéran. Nous étions exposés, puis nous retournions dans nos familles, auprès de nos amis. Nous avons pu contaminer des dizaines de personnes. »
Des médecins iraniens estiment également que la situation actuelle est le fruit du refus des autorités de mettre en quarantaine Qom, épicentre de l’épidémie dans le pays. C’est dans la ville sainte, qui abrite le sanctuaire chiite de Fatima Masoumeh, que sont apparus les premiers cas. Une telle mesure serait entrée en contradiction avec les intérêts du clergé dont certains représentants parmi les plus fondamentalistes rejettent toute mesure de restriction d’accès sur la base d’arguments religieux. Le mausolée de Fatima Masoumeh, à Qom, est un lieu de pèlerinage où de nombreux fidèles chiites iraniens et étrangers se pressent chaque jour, touchant ou embrassant les uns après les autres le moucharabieh qui enclot sa tombe. L’accès des fidèles a été encadré, mais il reste ouvert, et la mise en quarantaine de Qom reste exclue.
Une modélisation inquiétante
Entre l’irruption de l’épidémie dans le pays et le sursaut des autorités, suivi d’un changement de ton des responsables politiques, le Covid-19 iranien a eu le temps de devenir un problème international, avec une multiplication des cas de personnes infectées après un voyage en Iran, à des niveaux incohérents au regard des chiffres officiels. Le 24 février, une étude de modélisation menée par des scientifiques de l’Université de Toronto avait été réalisée sur la base des trois cas répertoriés de Covid-19 exportés d’Iran entre le 19 et 23 février et des données sur les voyages en provenance et en direction de l’Iran. Les auteurs concluaient que pour que trois cas de Covid-19 aient été exportés d’Iran, il fallait que le nombre de cas à cette période, dans le pays, tourne autour de 18 000. A l’époque, les chiffres officiels du gouvernement iranien faisaient alors état de 43 cas et de 8 décès.
Depuis, les annonces de cas venant d’Iran se succèdent à un rythme soutenu dans les pays voisins et au-delà. Lundi, le gouverneur de l’Etat de New York, Andrew Cuomo, a pour sa part indiqué que la première personne atteinte de Covid-19 sur ce territoire avait été contaminée en Iran. D’autres cas liés à des déplacements dans le pays ont aussi été rapportés en Afghanistan, au Pakistan, au Koweït, à Bahreïn, en Irak, au Qatar, à Oman, aux Emirats arabes unis, au Liban ainsi qu’au Canada, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Par ailleurs, au moins un cas enregistré en France concerne une personne ayant voyagé récemment en Iran.
Mardi 25 février, le président, Hassan Rohani, promettait que l’épidémie ne serait plus un problème à la fin de la semaine. L’Iran doit désormais se résoudre à accepter l’aide internationale. Lundi, l’OMS a annoncé l’arrivée à Téhéran d’une équipe d’experts chargés de soutenir les efforts du gouvernement iranien et l’envoi d’équipements et de kits de tests supplémentaires. La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont promis une aide de 5 millions d’euros à la République islamique.