Manifestation à Beyrouth le 18 octobre après l’annonce par le gouvernement d’une taxe sur l’application WhatsApp. Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération
Les manifestations d’octobre mettront peut-être fin au tribalisme religieux (alias «confessionnalisme») comme mode de gouvernement officiel. Ni l’indépendance ni la guerre civile n’étaient venues à bout de ce système instauré pendant la période coloniale.
Tribune. L’oud est un instrument à cordes arabe. Un luth, dont la voix profonde se situe à proximité de celle du violoncelle. Ce mardi 29 octobre au soir, son chant résonne sous les fenêtres du palais du Premier ministre. Il donne le rythme à une foule en ligne qui entame un dabke, la danse antique du monde est-méditerranéen, qui ne s’est jamais perdue. En fin de journée, le chef du gouvernement libanais, Saad Hariri, a présenté sa démission.
Une petite victoire. La grande est ailleurs.
Plus tôt dans l’après-midi, à l’heure où ceux qui nettoient après les manifestations de la veille font la sieste, et ceux qui viennent le soir ne sont pas encore arrivés, les partis chiites Amal et Hezbollah ont envoyé des groupes de casseurs briser la contestation. Des hommes en noir, armés de bâtons. Ils brûlent les tentes des manifestants, frappent les hommes et les femmes. Et pourtant, mardi soir, dans le centre-ville de Beyrouth, il y a de nouveau des milliers de personnes. A quelques centaines de mètres du palais du Premier ministre se dresse un poing de plusieurs mètres de haut, sur lequel est inscrit «Révolution».
C’est la fin de la peur.
La semaine dernière, je suis allé à Beyrouth. Il le fallait. La contestation avait éclaté cinq jours plus tôt. J’atterris à l’aéroport Rafic-Hariri, père du Premier ministre démissionnaire. Mon taxi habituel m’attend. «L’habituel» s’arrête là. La route vers le centre-ville de la capitale est déserte (c’est d’ailleurs la première fois que je vois à quoi elle ressemble, tant les embouteillages monstres du quotidien rendent le paysage chaotique). L’après-midi touche à sa fin, et malgré la chaleur d’automne, un vent frais souffle assez fort. Je me dirige vers la place des Martyrs, dont la statue du même nom commémore les indépendantistes pendus par les Ottomans en 1916, au crépuscule de l’Empire. La nuit tombe sur la grande mosquée. Elle appelle à la prière. A ses pieds, des milliers de personnes. Ils entourent un camion avec des enceintes, qui crachent des slogans. A la mélodie du muezzin se mélange le cri du «printemps arabe», écrit en Tunisie et repris en Egypte, puis en Syrie, en Libye, au Yémen, en Irak, et désormais au Liban : «Le peuple veut la chute du régime.» La contestation libanaise a adapté la suite des paroles : «Musulmans, chrétiens, nous voulons un Etat civil.» Dans la foule, des dizaines – peut-être des centaines – de drapeaux libanais. Ils sont blancs et rouges, avec un cèdre vert au milieu. Une forêt de cèdres claque au vent.
C’est la fin du confessionnalisme.
Quelques centaines de personnes plus loin, des activistes ont installé une scène de concert géante. Des politiciens, y compris celles et ceux issus de la société civile, ont tenté d’y prendre la parole, mais les manifestants les ont tous rejetés. C’est donc un sportif, populaire, qui tient le micro. Il crie : «Tous, ça veut dire tous !» La foule chauffée à blanc reprend ce slogan, la version libanaise du «Dégage !» tunisien. Car au Liban, les responsables politiques sont nombreux, et se sont partagé pouvoir et argent.
C’est la fin de l’oligarchie. Et d’un système, qui date de la création du pays. En 1932, le Liban est sous mandat français. Les autorités effectuent un recensement de la population, basé sur l’appartenance religieuse. En 1943, le pays devient indépendant. Ses dirigeants fabriquent un système de gouvernement à la mesure de son tribalisme, figé par ce recensement onze ans plus tôt : le président de la République doit être chrétien maronite, le Premier ministre musulman sunnite, le chef de la Chambre des députés musulman chiite, et ainsi de suite pour chacune des 18 religions reconnues. De leur côté, les députés sont obligatoirement issus de la majorité religieuse de leur circonscription. Ce tribalisme religieux (alias «confessionnalisme») s’installe comme mode de gouvernement officiel. Les chefs de communauté traditionnels restent en place, sauf qu’ils ont désormais le statut d’élus. Et pour le rester, ils entretiennent une clientèle parmi leurs électeurs : achats de voix, offres de postes dans la fonction publique, dons de nourriture, paiement des frais de scolarité ou d’hôpital.
La Constitution libanaise accorde par ailleurs le pouvoir judiciaire aux religions en matière de droit privé. Mariage, naissance, divorce, décès, héritage, tout doit passer par le droit canon des Eglises, ou la charia des mosquées.
La guerre civile (1975-1990) ne met pas fin à ce système. Au contraire, les accords de paix le renforcent. Les chefs traditionnels élus devenus entre-temps seigneurs de guerre et les opportunistes devenus entre-temps seigneurs de guerre restent au pouvoir. L’Etat libanais devient l’un des plus endettés du monde : 150 % de son PIB en 2018. Parce que le clientélisme coûte cher.
Et la prédation des élites au pouvoir n’a plus connu de limites.
Chaque année, entre 20 000 et 50 000 jeunes Libanais quittent le pays. Personne n’accuse son voisin chrétien ou musulman de l’avoir poussé à partir. Mais tous hurlent leur colère contre leurs dirigeants une fois passées les frontières. Exil. Fuir un pays où il n’y a pas d’électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ni d’eau, ni de transports publics, ni d’Etat de droit. Où l’école est privée, où l’hôpital est privé. Où parmi les mafias confessionnelles, le Hezbollah armé est devenu un Etat dans l’Etat.
Il y a quelques mois, je voyais un Liban où les gens se hurlaient dessus, fatalistes. Ou bien s’oubliaient dans la fête, nihilistes.
En cette fin octobre, je vois la place des Martyrs noire de monde. Des chrétiens, des musulmans. Des pancartes proclament «la fin du règne des voleurs».
C’est l’abolition des privilèges.
Dans le tumulte, une femme crie : «La guerre civile libanaise ne s’est pas finie en 1990, elle s’est finie le 17 octobre 2019 !»
C’est la naissance d’une nation.