Outre les atteintes répétées à l’État de droit, l’achat par Ankara d’un système de défense antimissile russe pourrait mettre le feu aux poudres.
Au fur et à mesure que se radicalise le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, le fossé entre la Turquie et ses partenaires occidentaux se creuse. Les relations n’ont jamais été aussi distantes avec l’Union européenne et aussi problématiques au sein de l’Otan. Quant au lien avec la France, il s’effiloche lui aussi.
Deuxième armée en termes d’effectifs et seul pays musulman de l’Otan, la Turquie est aussi devenue l’un des principaux problèmes de l’Alliance atlantique, même si celle-ci évite généralement d’étaler les désaccords, pourtant fondamentaux, sur la place publique. Les relations se sont dégradées après la tentative de coup d’État contre Erdogan en juillet 2016 et la gigantesque purge qui a suivi, notamment dans l’institution militaire. De nombreux correspondants de l’Alliance en ont été victimes. Les responsables politiques turcs considèrent que l’Alliance et les États-Unis, ces derniers refusant d’extrader l’opposant Fethullah Gülen, accusé d’en être l’instigateur, ont été complices du putsch manqué.
«Membre voyou de l’Otan»
Mais c’est l’achat par Ankara d’un système de défense antimissile russe qui pourrait mettre le feu aux poudres. Les S-400 doivent être livrés cette année à un pilier de l’Alliance atlantique par un pays qui considère l’Otan comme son principal ennemi… Le sujet a créé de vives tensions pendant le 70e anniversaire de l’Alliance, le mois dernier. Pour les États-Unis, cette acquisition est incompatible avec la sécurité de l’Otan. Elle peut en outre permettre aux Russes de mettre la main sur des données stratégiques relatives aux chasseurs américains F-35. Le Pentagone a répondu en gelant la livraison des F-35 qu’il doit à la Turquie. Il promet de «graves conséquences» pour les relations militaires entre les deux pays si Ankara ne renonce pas à son choix. «La Turquie est devenue le membre voyou de l’Otan, qui met la pression sur ses alliés et devient de plus en plus difficile à gérer car elle a des intérêts nationaux à défendre», résumait récemment dans Le Figaro la spécialiste de l’Ifri Dorothée Schmid.
La Turquie a-t-elle encore vocation à rester dans l’Alliance atlantique?
La question se pose depuis le rapprochement entre Ankara et Moscou, qui permet à la Turquie et à la Russie de contrebalancer l’influence des États occidentaux, au Moyen-Orient surtout. Mais la rupture n’est pourtant pas pour demain. L’appartenance à l’Otan permet à la Turquie de maintenir son arrimage au continent européen. L’Alliance demeure un pilier de la politique de défense de la Turquie et le restera sans doute durant les années qui viennent, la Russie ne pouvant pas lui fournir les mêmes garanties de sécurité que les États-Unis et l’Otan. Cette évidence explique les hésitations d’Erdogan à franchir définitivement la ligne rouge représentée par l’acquisition de S-400. Quant aux Américains, ils ont encore besoin des bases militaires turques pour continuer à jouer leur rôle dans la région, notamment dans la lutte contre Daech. Ils ont aussi besoin d’Ankara dans leur combat contre l’Iran.
«Il faut sortir de l’hypocrisie qui consiste à penser que l’on peut ouvrir de nouveaux chapitres dans la négociation avec l’Union européenne, ce n’est pas vrai»
Emmanuel Macron en 2018
C’est la même chose avec l’Union européenne. L’UE a sanctionné financièrement la Turquie pour non-respect des droits de l’homme. La Commission estime qu’elle «s’éloigne» de l’Europe. L’affirmation de plus en plus forte des intérêts nationaux de la Turquie, souvent contradictoires avec ceux des Européens, explique le statu quo dans lequel se trouvent les négociations avec Bruxelles, puisque officiellement Ankara est toujours candidate à l’entrée dans l’UE. «Mais plus les mois passent, moins le statu quo est tenable. Il va falloir en sortir d’une manière ou d’une autre», prévient un diplomate français. Des voix nombreuses, y compris au Parlement européen, réclament la suspension des négociations. Le temps est venu, disent-elles, de mettre fin à l’ambiguïté, d’imaginer de nouveaux cadres à la relation, une alternative à l’adhésion. Mais personne ne veut encore prendre le risque d’une rupture, tant les sujets à traiter avec la Turquie sont nombreux: Syrie, réfugiés, lutte contre le terrorisme, relations économiques. L’Europe compte sur la Turquie pour jouer, moyennant finances, le rôle de garde-frontières en contenant les 3 millions de réfugiés syriens qui vivent chez elle depuis 2016. Gardienne de l’un des verrous de la Méditerranée, la Turquie rappelle régulièrement son pouvoir aux pays européens en entrouvrant parfois le robinet migratoire.
Soutien aux Kurdes critiqué
Quant à la relation franco-turque, elle aussi a connu des jours meilleurs. La France s’inquiète de l’influence grandissante de l’islam turc dans l’Hexagone et de la nébuleuse qu’y construit, comme dans les autres pays européens, le parti d’Erdogan, l’AKP, pour l’actionner à chaque élection en Turquie. Emmanuel Macron fait partie des dirigeants européens qui veulent mettre fin à l’ambivalence. «Il faut sortir de l’hypocrisie qui consiste à penser que l’on peut ouvrir de nouveaux chapitres dans la négociation avec l’Union européenne, ce n’est pas vrai», a-t-il dit en 2018. Il a aussi appelé Ankara «à respecter l’État de droit».
La Turquie critique quant à elle le soutien apporté par la France aux Kurdes de Syrie, alliés de la coalition internationale mais principaux ennemis d’Ankara dans la région. Le mois dernier, la relation bilatérale a aussi souffert de la décision française de faire du 24 avril la journée nationale de commémoration du génocide arménien. Erdogan a vilipendé les «donneurs de leçons», dont la France, l’accusant d’être responsable du génocide au Rwanda. Une jambe à l’Est, une jambe à l’Ouest. Le grand écart réalisé par la Turquie au-dessus du Bosphore semble bien avoir atteint ses limites.