L’ARABIE SAOUDITE APRÈS L’AFFAIRE KHASHOGGI
Plus de loisirs, moins de contraintes pour les femmes et un climat de peur exacerbé par l’affaire Khashoggi : la capitale saoudienne est la vitrine du projet de modernisation autoritaire du prince héritier
REPORTAGE RIYAD – envoyé spécialLa scène se déroule au pied de la Kingdom Tower, la gigantesque tour en forme de décapsuleur qui trône sur Olaya, le quartier huppé de Riyad. Deux jeunes femmes en abaya noire, la tenue réglementaire des Saoudiennes, mais la tête nue, attendent un taxi sur le parvis. Une patrouille de la police des mœurs, la Moutawa, s’arrête à leur hauteur.
« Mes sœurs, veuillez s’il vous plaît vous couvrir la tête », demande l’un des agents de cette unité, chargée de faire respecter les préceptes wahhabites, la veine islamique ultra-puritaine en vigueur dans le royaume. La réplique fuse : « On t’emmerde, on est dans l’ère du prince Mohammed Ben Salman. » Le policier encaisse l’affront, remonte la vitre de sa voiture et passe son chemin sans un mot.
Cette anecdote, rapportée au Monde par un témoin, en dit long sur l’atmosphère qui règne à Riyad. Elle met en lumière deux phénomènes concomitants, l’un ostentatoire, le recul du rigorisme religieux dans l’espace public, et l’autre, plus diffus, la peur qu’inspire Mohammed Ben Salman, dit « MBS », le tout-puissant prince héritier, fils du roi Salman.
Plus détendue d’un point de vue social, mais encore moins respirable qu’avant d’un point de vue politique, la capitale est une ville aliénée. On s’y réjouit volontiers de l’octroi aux femmes du droit de conduire, la grande réforme de 2018. Mais on se mure dans le silence à la simple évocation de Jamal Khashoggi, le journaliste assassiné en octobre 2018 dans le consulat saoudien d’Istanbul (Turquie), et des militantes féministes soumises à la torture en prison. Deux opérations sordides, sur laquelle plane l’ombre de « MBS » et de ses sbires, notamment Saoud Al-Qahtani, l’inquisiteur en chef de la couronne, chargé de la surveillance des réseaux sociaux et de la répression de tous les mal-pensants.
« Les gens n’ont pas peur, ils ont très peur, confie un contact saoudien, sous le couvert de l’anonymat. Dans les années 2000, on débattait de presque tout. Mais à partir de 2011, l’espace d’expression s’est restreint. Et aujourd’hui, avec les événements des derniers mois, les gens sont tétanisés. Plus personne n’ose contredire le pouvoir ou pointer ses erreurs. C’est dangereux. »
Avenue Tahlia, les Champs-Elysées de Riyad, mi-janvier. Des hommes s’attablent à la terrasse d’un restaurant, devant un écran de télévision dressé en prévision du match entre l’Arabie saoudite et le Qatar, en Coupe d’Asie de football. Un groupe de six jeunes femmes prend place, indifférentes au serveur qui leur demande de s’installer à l’intérieur, l’espace réservé aux membres du sexe féminin. « On veut fumer », explique Noura, qui sort de la salle de fitness où elle travaille comme coach.
Aucune d’entre elles ne porte le niqab (voile intégral) ou même le hijab (foulard simple). Certaines ont les cheveux à l’air, d’autres les ont couverts d’un châle ou d’une capuche de sweat-shirt. Pendant une heure, les six copines discutent et rigolent, la cigarette aux lèvres, sans s’attirer la moindre remarque des autres clients du restaurant. « Une scène pareille était impensable il y a un ou deux ans, s’enthousiasme le patron des lieux, un expatrié libanais. Encore quelques années et ce sera Dubaï ici. »
A rebours de la morale wahhabite
Cette métamorphose n’est pas pour demain. Riyad reste une ville ultraconservatrice, austère, étouffante en bien des aspects pour le nouveau venu. Mais pour les habitués, les indices de changements sont immanquables. Le dernier en date, ce sont bien sûr ces femmes qui ont passé le permis et pris le volant, gagnant avec lui une forme de contrôle inédite sur leur existence.
« Avant, pour sortir de chez moi, je devais m’assurer que le chauffeur que nous partageons avec deux autres familles était disponible, explique Noura Salem, une institutrice de 32 ans. C’était un casse-tête. L’alternative, c’était d’utiliser Uber, mais ça devenait très coûteux. Maintenant, avec ma petite voiture, je circule comme je veux. Je peux notamment participer à toutes les expositions qui m’intéressent », ajoute cette peintre amateur.
Autre indice de changement : les cafés en terrasse se multiplient, à rebours de la morale wahhabite, qui cantonne la vie sociale dans des espaces clos, préservés des regards étrangers. Le respect des heures de prière, durant lesquelles les magasins sont censés baisser leur rideau, est de moins en moins strict. Et la ségrégation entre les sexes, autre principe fondateur de l’Arabie saoudite, disparaît progressivement, notamment au travail, où les femmes sont de plus en plus nombreuses.
« Au début, on avait créé un espace pour nos employées, raconte le patron d’une entreprise de plus de 3 000 salariés, dont le personnel est à 20 % féminin alors qu’il y a cinq ans, il ne comptait pratiquement que des hommes. Et puis au bout de quelques mois, elles se sont dispersées dans leur service respectif, en se mélangeant avec leurs collègues masculins. Il y a parfois des contrecoups, des éléments très conservateurs qui portent plainte au ministère du travail. Mais généralement, on s’en sort. »
Mise au pas de prédicateurs
La multiplication des concerts, une hérésie pour les religieux, est un autre signe de la mutation en cours. Fin janvier, la diva de la pop Mariah Carey et le chanteur jamaïcain Sean Paul se sont produits à Djeddah, sur la côte est du pays. Un mois plus tôt, la star de l’électro David Guetta et Enrique Iglesias avaient fait danser des milliers de jeunes, garçons et filles réunis, à Diriyah, un parc de la banlieue de Riyad.
« Au milieu des années 2010, lorsque des jeunes tentaient de célébrer la fête nationale en se garant sur l’avenue Tahlia, les portières ouvertes et la musique à fond, la police religieuse intervenait aussitôt et les en chassait, se remémore un expatrié. En 2018, pour cette même fête, célébrée en septembre, on a eu droit à un show laser de Jean-Michel Jarre devant 30 000 personnes. Ça donne une idée du bouleversement en cours. »Mohammed Ben Salman, l’homme fort de la couronne, est évidemment le cerveau de cette transformation sociétale, qui s’intègre dans un plan plus large d’ouverture aux investissements et de diversification de l’économie.
Sa décision, en 2016, de retirer à la Moutawa, le bras armé du camp ultraconservateur, son pouvoir d’arrestation et de poursuite, a amorcé le processus.La mise au pas, en 2017, de plusieurs prédicateurs fondamentalistes, soit emprisonnés soit interdits de réseaux sociaux, lui a donné les coudées franches. « Beaucoup de religieux sont en désaccord avec ce qui se passe, mais ce serait suicidaire pour eux de prendre la parole », relève un journaliste local.
Une forme de mécontentement continue de s’exprimer à bas bruit. Lorsque Turki Al-Sheikh, le chef de l’Autorité du divertissement, chargé de l’organisation des spectacles, a annoncé, au début de l’année, sur Twitter, une conférence de presse destinée à dévoiler le programme des réjouissances pour 2019, un flot d’internautes conservateurs l’ont enjoint d’arrêter les concerts, arguant que dans l’islam, la musique est « haram »(illicite). « Il ne faut pas oublier qu’une grande partie de la population n’est pas satisfaite de ces changements », remarque un membre du sérail saoudien, sous couvert d’anonymat. Le programme finalement présenté par Turki Al-Sheikh prend en compte cet état de fait. Tout en annonçant la venue dans le royaume de mégastars occidentales, comme le rappeur Jay-Z ou le footballeur David Beckham, ce proche de « MBS » a promis toute une série de manifestations à caractère religieux : un concours de récitation du Coran, doté d’un prix de 5 millions de rials (1,17 million d’euros), une compétition du plus bel appel à la prière et une course à pied de La Mecque à Médine, sur le modèle de l’hégire, le voyage effectué par le prophète Mahomet entre ces deux villes, qui marque le début du calendrier musulman. De quoi satisfaire les traditionalistes.
En ce qui concerne la conduite des femmes, le pouvoir avance prudemment aussi. Une seule auto-école leur est ouverte à Riyad : le nombre de Saoudiennes au volant reste pour l’instant limité. Certaines candidates à l’examen du permis, qui n’ont pas pu obtenir de rendez-vous avant six ou douze mois, trépignent d’impatience. On les voit s’entraîner le vendredi matin, jour de congé, sur les routes désertes de la capitale, à côté de leur mari ou de leur frère. « Les autorités ne voulaient pas se retrouver avec deux millions de conductrices tout de suite,observe un fin connaisseur du pays. Elles procèdent à petits pas, pour veiller à ce que le changement soit bien accepté socialement. »
Riyad Park, un immense centre commercial à la périphérie nord de la ville, donne un bon aperçu de cette libéralisation à tâtons. L’endroit est connu pour ses restaurants en plein air, notamment Salt, un fast-food branché, baigné de musique, où garçons et filles font la queue côte à côte. Idéal pour échanger des regards enflammés et des noms de code Instagram, l’appli préférée des ados saoudiens. Le lieu est aussi connu pour abriter l’un des deux cinémas de la ville, un plaisir longtemps prohibé, qui a été réintroduit au printemps 2018. Mais pour ne pas trop offenser les conservateurs, les séances sont ségréguées, avec des horaires pour les hommes et d’autres pour les « familles ».
« La bonne époque pour être un ado »
« Ça progresse, c’est bien, mais on voudrait que ça aille plus vite, on voudrait des discothèques et du whisky », dit en plaisantant Omar, un ingénieur pétrolier de 25 ans, assis dans une pizzeria du Riyad Park, qui sait bien que l’autorisation de l’alcool dans le berceau de l’islam n’est pas pour tout de suite.
« C’est la bonne époque pour être un adolescent. De mon temps, pour s’amuser, on n’avait rien d’autre que le foot », abonde Ziyad, un étudiant en architecture, qui déguste les mini-hamburgers à 10 dollars de Salt. « Ouais, tout ça, c’est bien, mais on aimerait de vrais changements », nuance son camarade de faculté Khaled, en baissant le ton de sa voix et regardant autour de lui. Lesquels ? Pas de réponse, sinon un grand sourire gêné.
Travailler comme journaliste à Riyad, c’est se heurter en permanence à ce genre de silence. Les fonctionnaires du ministère de l’information, rencontrés dans leurs bureaux, promettent des rendez-vous avec des responsables gouvernementaux. Puis ils cessent de donner des nouvelles et dix jours plus tard, lorsque l’on quitte le pays, pas un seul de ces entretiens n’a été organisé. « Dans les ministères, tout le monde a la trouille, confie un entrepreneur occidental, familier du royaume. L’Arabie saoudite n’a jamais été un Etat policier, mais on s’en rapproche. »
La peur d’être mal cité ou cité tout court, la crainte du mot de travers et le risque d’être écouté hantent les esprits. Un homme d’affaires blêmit lorsque l’on sort un carnet de notes au milieu d’une discussion en « off ». Un directeur d’hôpital coupe court à la conversation lorsqu’on lui explique, dans un dîner informel, que l’on est journaliste. Une médecin, engagée pour les droits des femmes, regarde ses chaussures lorsqu’on la questionne sur ses camarades de lutte emprisonnées. « Je ne comprends pas, il a dû se passer quelque chose », dit-elle, le regard fuyant.
Société plus répressive
Un consultant invité à un dîner dans le « DQ », le quartier diplomatique, qui regroupe la plupart des ambassades étrangères, rapporte une anecdote révélatrice. A leur arrivée, tous les convives ont dû déposer leur portable dans une glacière contenant un lecteur audio diffusant de la musique. Le maître des lieux a ensuite refermé le couvercle, transporté la glacière à l’autre bout de son domicile, puis s’est tourné vers ses invités en disant : « Voilà, maintenant on peut parler tranquillement. »
Moyennant quelques précautions moins sophistiquées, une relation de longue date, proche des cercles dirigeants, accepte de se confier. « Le cinéma, les concerts, c’est sympa, mais c’est du consumérisme, ça transforme la population en objet de profits, rien de plus. L’urgence, c’est de créer des emplois pour les jeunes et malheureusement, la situation n’est pas bonne. Les crises de ces derniers mois, comme le Ritz Carlton [l’arrestation arbitraire de centaines de dignitaires, accusés de corruption, en novembre 2017] et l’élimination de Jamal Khashoggi ont déstabilisé les investisseurs. On ne sait pas où va le pays. »
Sur Twitter, Ali Shihabi, le directeur de l’Arabia Foundation, un cercle de réflexion pro-Riyad, tempère ces inquiétudes. Tout en se dissociant des abus les plus flagrants, comme l’incarcération des militantes féministes, il soutient que dans une société aussi « polarisée » que l’Arabie saoudite, la modernisation voulue par « MBS » ne peut être menée que de façon autoritaire. « “MBS” est comme un bulldozer qui fonce à 200 km à l’heure, suggère un expert financier arabe, installé de longue date à Riyad. Il détruit plein de choses sur son passage, mais il ouvre aussi de nouvelles voies. »
Ces travaux vont prendre des dizaines d’années. Des revirements et des coups d’arrêt ne sont pas à exclure. Ce qui émerge pour l’instant, dans le laboratoire de Riyad, c’est une société moins religieuse et plus répressive. Un pays arabe classique, en somme. « MBS » ne révolutionne pas l’Arabie saoudite, il la normalise. Pour le meilleur et pour le pire.