Quelle que soit l’issue du soulèvement qui a débuté le 19 décembre 2018 au Soudan et se poursuit à ce jour, il est déjà acquis que ce pays traverse une révolution. Elle est loin d’être la première dans une histoire politique aussi mal connue que riche en soubresauts. Car, contrairement à ce que certains interprètent comme une « queue de comète » du « printemps arabe » qui viendrait éclore à contretemps alors que le Moyen-Orient est en pleine reprise en main néoautoritaire, l’actuelle révolution soudanaise est la continuation d’une histoire longue ponctuée de dictatures militaires et d’intermèdes démocratiques.
A la charnière du monde arabe et de l’Afrique, le Soudan échappe à la seule temporalité moyen-orientale. Ainsi ce pays, indépendant depuis 1956, a connu le premier coup d’Etat militaire du continent africain venant renverser une démocratie parlementaire, dès 1958, puis la première révolution démocratique du monde arabe en 1964. Le soulèvement du 19 décembre s’inscrit donc dans une trilogie incluant la révolution de 1964, qui avait renversé le régime autoritaire du président Abboud, et l’« intifada » de 1985, qui avait mis fin au règne du dictateur Gaafar Al-Nimeiry.
Cette fois-ci, les manifestations ont éclaté à la suite de l’annonce d’une multiplication par trois du prix du pain. Comme lors des troubles de janvier 2018 (doublement du prix du pain), de septembre 2013 (arrêt des subventions sur le carburant), de juin 2012 (réduction des subventions sur le carburant), c’est la question du pouvoir d’achat qui est en jeu. Mais très vite, la colère des manifestants a visé le régime du président Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis son coup d’Etat de 1989, et ses symboles, notamment des permanences de son parti, le Congrès national.
Le bilan catastrophique d’al-Bachir
L’enchaînement fatal manifestations-répression n’a fait que renforcer la détermination des protestataires, au point que la capitale, Khartoum, a connu la plus grande manifestation de l’histoire du pays jeudi 24 janvier, plus de cinq semaines après le début des troubles. Par rapport aux révolutions de 1964 et 1985, le soulèvement actuel est le plus ample dans sa distribution géographique et sociale, le plus soutenu dans la durée et le plus radical dans sa demande de changement. Il est à la mesure de la longévité au pouvoir de M. Al-Bachir et de l’ampleur de sa faillite économique et politique.
Economiquement, le régime ne s’est pas remis de la perte, avec l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, de l’essentiel de ses recettes pétrolières. L’inflation culmine à plus de 70 % par an et le FMI impose des conditions drastiques pour un nouveau prêt. Seule une petite classe de profiteurs a bénéficié du régime islamo-militaire, alors que la population du pays est passée, de 1989 à nos jours, de 20 à plus de 40 millions d’habitants (malgré le départ de 10 millions de Soudanais du Sud). En une génération, Khartoum a quintuplé pour devenir une immense conurbation de cinq millions d’habitants sous l’effet de l’exode rural et des multiples conflits qui ont poussé les populations à fuir leurs provinces ravagées.
Le bilan politique est pire encore. En trente ans de règne, le régime d’Al-Bachir a certes mis fin à l’interminable guerre civile dans le Sud, mais au prix de l’indépendance des sudistes, amputant le territoire national d’un quart de sa superficie. Trois nouveaux conflits déchirent ce qui reste du Soudan : au Darfour (sud-ouest), dans la région des monts Nuba (sud) et dans celle du Nil bleu (sud-est). La société a été mise en coupe réglée par le groupe de militaires, d’islamistes et d’affairistes au pouvoir : l’université, jadis brillante, a vu ses meilleurs éléments fuir à l’étranger, les partis ont été affaiblis et décrédibilisés, les syndicats et les médias pris en main. Les organes de sécurité, pléthoriques, représentent le premier poste budgétaire de l’Etat : à l’armée et la police, on a ajouté un puissant service de renseignement (NISS) et différentes milices dont la plus importante, la Rapid Support Force (RSF), s’apparente à une armée dans l’armée.
Il est d’autant plus remarquable qu’une révolte ait pu éclater dans ce contexte et qu’elle ait essaimé dans 35 villes et 15 provinces (sur 18), malgré le bilan de la répression (29 morts officiellement, au moins 40 selon Amnesty International). Ce soulèvement sans leader identifié mais piloté par l’Association des professionnels soudanais, qui regroupe des membres de la société civile issus de tous les horizons politiques et de toutes les classes sociales, a réussi à produire un agenda politique ambitieux matérialisé par la « Déclaration pour la liberté et le changement ».
S’attaquer à la racine des problèmes
Signé également par Nidaa al-Sudan (l’Appel du Soudan, qui regroupe plusieurs mouvements armés et partis politiques) et les Forces nationales du consensus, ce texte affiche sa volonté de s’attaquer à la racine des problèmes : un système politique où le centre écrase la périphérie pour concentrer tous les pouvoirs et les richesses, ainsi que l’absence d’une citoyenneté égale pour tous, indépendante de la race, du tribalisme et de la religion. La nouvelle génération rejette autant la dictature de M. Al-Bachir que les partis traditionnels qui ont gâché les intermèdes démocratiques (1964-1969 et 1986-1989) faute de s’attaquer à ces tares fondamentales. La révolution de 2019 vise à faire mieux que les fois précédentes.
Reste à savoir si l’armée soudanaise se retournera contre son maître, comme en 1964 et en 1985, ou si elle assumera l’escalade de la répression promise par le président Bachir, dont l’inculpation pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide au Darfour par la Cour pénale internationale l’incite à l’intransigeance. Il a promis aux Soudanais un avenir « à la syrienne » si les manifestations devaient plonger le pays dans le chaos et la guerre civile.