Propos Recueillis Par Julie Clarini
Pour saisir pleinement le sens des termes « peuple » et « démocratie », le philosophe Gérard Bras revient sur les distinctions lexicales pratiquées dans l’Antiquité : « populus », « plebs », « vulgus » à Rome ; « dèmos », « ethnos », « génos » à Athènes
Gérard Bras est philosophe. Il a mené dans son nouvel ouvrage, Les Voies du peuple. Eléments d’une histoire conceptuelle (éd. Amsterdam, 368 p., 20 euros), une enquête sur les usages du terme « peuple » et de l’appel au peuple en politique, du XVIIIe siècle à nos jours. Saisir le sens du mot implique de faire jouer les distinctions qui nous viennent de l’Antiquité.
La notion de peuple est embarrassante, celle de populisme aussi. Pour amorcer la réflexion, on peut revenir à la façon dont Rome a pensé le peuple. Quelles sont les grandes catégories structurantes ?
Le latin distingue trois termes : le populus,qui a une signification essentiellement politique, puisqu’il désigne les hommes libres non patriciens qui faisaient partie de la légion. La plebs désigne, à rebours, tous ceux qui n’appartiennent pas au populustout en n’étant pas esclaves, soit les plus pauvres, les proletarii. On a donc une distinction bien marquée entre une signification militaro-politique et une signification sociale. Et, enfin, il y a un troisième terme, vulgus, qui qualifie péjorativement le peuple par son ignorance, son inculture. On glisse évidemment facilement du statut social de pauvre au statut culturel de vulgaire. Le français a perdu ces distinctions. Mais les connotations restent là : quand on parle de populisme, par exemple, on suggère que le peuple est ignorant et xénophobe (vulgus)et que le démocrate décide, lui, par la volonté du peuple (populus).
Cicéron donne une définition du populusdans De republica : il dit que le peuple, c’est l’ensemble de ceux qui reconnaissent les principes du droit. Or, ce qui est intéressant, c’est que la modernité va renverser ce principe : le peuple, c’est celui qui fait le droit. Chez les Anciens, le droit est établi par la raison ; chez les Modernes, c’est le produit d’une volonté collective. Néanmoins, la notion de « droits de l’homme » de 1789 soutient qu’il y a des droits imprescriptibles, dont la résistance à l’oppression, qui doivent être garantis par la république.
Et n’oublions pas qu’en face du peuple il y a les patriciens. Un épisode est crucial dans ce face-à-face : c’est le retrait de la plèbe sur l’Aventin en – 494. Tite-Live raconte que la plèbe refuse d’aller faire la guerre. Les patriciens sont obligés de négocier. Le résultat de cette action collective, c’est le début du tribunat : on nomme des tribuns, ces magistrats qui, au Sénat, vont porter la voix du peuple. Ce sont des représentations qui ne nous appartiennent plus mais qui laissent des traces : pensons par exemple à la manière avec laquelle le peuple, aujourd’hui, demande à être entendu, c’est-à-dire à ne pas être méprisé.
Les Grecs employaient le mot « dèmos » dont est tirée notre « démocratie ». Quel sens recouvre-t-il ?
Le dèmos est un terme plus ambigu que populus : il englobe, en gros, populus et plebs. Sa définition est d’abord territoriale : un dème est une division administrative d’Athènes. Donc le dèmos, c’est l’ensemble des citoyens en tant qu’ils habitent la cité. Mais c’est aussi l’ensemble des plus pauvres, non aristocrates. Ce peuple-là s’est imposé contre la configuration théologico-familiale. Au temps d’Agamemnon, le pouvoir était toujours destiné à la descendance et l’ascendance était toujours divine, les grandes familles étant d’origine héroïque. Le dèmos s’est donc imposé initialement contre les familles nobles. La « démocratie » a été d’abord le pouvoir de ceux qui n’avaient aucun titre à gouverner. Le dèmosdésigne donc soit l’ensemble des habitants, soit ceux qui sont les moins pourvus : tout le monde et pas tout le monde. Le dèmosdans son ambiguïté présente une tension qui est intéressante et éclairante pour la politique moderne, comme le montre le philosophe Jacques Rancière.
Quant à l’ethnos, c’est le peuple dans sa dimension culturelle, transhistorique. Mais ce n’est pas une catégorie de la politique grecque. Le génos le serait davantage, car pour être citoyen il faut être fils de citoyen. L’ethnos joue comme catégorie contre les Barbares, dans cette opposition entre ceux qui obéissent aux rois, les Perses, et ceux qui obéissent aux lois, les Hellènes. Les Grecs sont fiers de vivre dans des cités-Etats où la loi gouverne. Cette présence de la loi est pensée comme un caractère typiquement grec – et pas du tout universel…
Notre langue française perd toutes ces distinctions dont le grec et le latin usaient : nous traduisons tous ces mots par « peuple ». En juin 1789, Mirabeau se fait le promoteur du mot « peuple » en raison de sa pluralité de sens, parce qu’il permet de jouer de l’un et de l’autre dans les discours politiques. L’enquête que j’ai menée pour mon livre m’a appris que tous les discours philosophiques ou politiques (ou des politiques) usent de la notion en jouant sur les ambiguïtés. « Peuple », c’est un concept pratique qui renvoie à une expérience collective et qui ouvre un horizon d’attente, et dont le sens est l’enjeu de conflits.
Pourtant, on passe encore par Athènes et par Rome pour penser notre monde. Pourquoi a-t-on encore besoin de ces catégories ?
Parce qu’on a, à Athènes, d’une façon, et à Rome, d’une autre, l’invention de ce qui va devenir dans la modernité l’autonomie politique. Avant et après cette parenthèse, l’autorité politique est fondée sur un principe divin. Saint Paul dira : « Tout pouvoir vient de Dieu. » Or, de deux choses l’une : soit l’autorité relève d’une figure de type pastoral – le pasteur met en œuvre la loi et détient son autorité de Dieu –, soit on a un modèle d’autonomie – l’autorité procède de ceux qui obéissent. C’est ce que la modernité va redécouvrir.
Le mouvement des « gilets jaunes » dit : « C’est nous le peuple. » Qu’en penser ?
L’affirmation d’un peuple se fait toujours dans un conflit. Il n’y a pas un peuple qui dort et qui se réveille de temps en temps. C’est pourquoi je dis dans mon livre que je ne sais pas si le peuple existe. Ce qui existe, c’est une multitude. Que cette multitude s’unifie n’est pas une évidence : le peuple est le mot qui dit cette tension entre la multiplicité et l’unité. Dans les dix ans qui ont suivi la Révolution, les deux termes du lexique politique les plus utilisés ont été « nation » et « peuple ». Or, la « nation », c’est l’unité supposée réalisée ; le « peuple », c’est la fraction qui ambitionne d’être le tout.
Le peuple se constituant toujours dans un conflit, ses configurations changent sans cesse. Il peut être à tendance émancipatrice ou à tendance nationaliste, voire fascisante. Ce qui se passe avec les « gilets jaunes », c’est effectivement la constitution d’un peuple contre ce qui est vécu comme injustice. On y entend une revendication d’égalité dans la tradition des luttes plébéiennes et démocratiques. Dans ces moments, il y a toujours deux voies possibles, l’une à tendance aristocratique et l’autre plébéienne. Une expression comme « république démocratique » est, jusqu’en 1848, un oxymore. Le régime populaire n’est pas un régime républicain puisque ce dernier est de type aristocratique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le courant républicain se définit en effet par sa croyance au mérite, à la compétence : le bon gouvernement fait la politique pour le peuple, mais certainement pas par le peuple. Si l’adjectif « démocratique » est introduit, c’est parce que le sens du mot change. Quand Rousseau dit que la démocratie est un régime pour les dieux et pas pour les hommes, il l’entend comme les Grecs l’entendaient. La démocratie athénienne était, grosso modo, une démocratie directe. Mais il existe une autre veine qui s’affirme et qui entend la démocratie comme impliquant la représentativité – ce qui est typiquement aristocratique puisque c’est un principe du choix du meilleur, du plus compétent. D’où l’idée du droit de manifester qui contrebalance ce principe : la rue peut venir contester la représentation. Pourquoi disait-on que l’URSS n’était pas démocratique, alors qu’il existait un pouvoir représentatif ? Parce qu’il n’y avait pas le droit de manifester… Je suis donc frappé d’entendre dire qu’il y a crise de la démocratie pour parler de la crise des « gilets jaunes ».
Il faut comprendre que « démocratie » a pris un sens nouveau chez les Modernes, quand nous parlons de « république démocratique ». Pour nous, celle-ci repose sur quatre principes, qui enveloppent chacun une difficulté : la représentation, la participation, le droit de manifester et le droit. Or, on confond, en ce moment, démocratie et représentation, en oubliant qu’elle peut être avec mandat souverain ou impératif, avec révocation possible des élus ou non. Si on en reste à la représentation, la démocratie devient aristocratie élective. De même, la manifestation peut être symbolique ou tourner à l’émeute. L’art politique doit conjuguer ces quatre principes de façon singulière en fonction des situations. Le mouvement actuel exprime une crise de la représentation, d’autant plus qu’elle a été confisquée par la technocratie, une exigence de participation et une mutation dans l’expression de ce que Machiavel appelait le « tumulte » populaire.
Vivrait-on au contraire un moment de vitalité démocratique ?
Oui, sans doute, dans le refus de l’idée qui veut que la démocratie, c’est voter tous les cinq ans et se taire. Il y a un côté « sans-culottes » dans ce que nous vivons. Le sentiment d’injustice et d’humiliation est palpable, et on a à réapprendre de cette période révolutionnaire. Le principe « sans-culottes », c’est le retour de la participation. S’il y a une crise de la démocratie, c’est parce que la représentation a capté entièrement la participation. Le peuple est défini par le mépris des grands, disait Rousseau. On assiste donc à la tension entre deux dimensions du peuple : le peuple de la représentation et le peuple du tumulte qui donne à la démocratie sa dimension insurgeante, selon l’expression du philosophe Miguel Abensour. Mais le tumulte n’est pas forcément émancipateur : nous sommes sur une ligne de crête où l’on ne sait de quel côté un tel mouvement peut basculer, le pire n’étant jamais sûr, mais pas impossible non plus.